L’Afrique, les religions et l’idole
L’Afrique, les religions et l’idole
Une polémique sans précédent a secoué le Sénégal durant les derniers jours de l'année 1009. Les protagonistes : le président Abdoulaye Wade, les imams et la minorité
chrétienne. L’objet du scandale : le monument de la renaissance africaine, une sculpture en bronze à Dakar, représentant un couple et un enfant,
dressés sur un rocher en bordure de mer, regardant fièrement vers l’horizon. On
y voit l’homme et la femme, le bras droit tendu vers le bas, et l’enfant, assis
sur l’épaule de l’homme, pointer son bras gauche vers le haut. La structure est
censée représenter l’Afrique sortant des entrailles de la terre pour aller
vers la lumière. L'inauguration du monument prévue le 12 décembre a été reportée au 4 avril,
jour de la fête nationale au Sénégal.
L'ouvrage fait partie des grands
projets du président sénégalais qui a décidé qu’il serait plus grand que la
statue de la liberté.
Mais l’objet de la polémique en
question qui émane du clergé musulman, ne porte ni sur la gabegie et la corruption
des dirigeants, ni sur l’esthétique de la sculpture. Dans une conférence de
presse donnée le 11 décembre, une trentaine d'imams de Dakar et de sa banlieue, ont déclaré que « la fabrication, la
possession ou l'achat des statues en guise d'adoration ou de vénération (est)
formellement interdite » et que « le châtiment le plus sévère sera
réservé le jour du jugement dernier » à leurs auteurs.
En bref, c’est un cas flagrant
d’associationnisme, de shirk, le péché le plus grave en islam. La vieille
suspicion, érigée en dogme officiel par le wahhabisme, souffle en terre
d’Afrique. Que la sculpture soit là pour représenter un symbole politique et
non pour être adorée comme une divinité, cela ne fait pas la moindre différence
pour ces religieux. L’imam Dame Ndiaye est sûr de son fait : une statue
est là pour être vénérée puisqu’il a tenu à rappeler que « le fait d’adorer
des statues est une preuve manifeste d’associationnisme » et qu’« associer
une créature à Dieu est considéré comme étant le seul péché qu’Allah ne
pardonne pas, si le pécheur meurt sans se repentir ».
Jusque là, ces imams s’en tiennent à
un discours eschatologique, mais rien ne dit que des fanatiques iconoclastes ne
seront pas tentés de renouveler le geste des adeptes de Muhammad ibn Abd
al-Wahhâb lorsqu’ils ont au début du XIX° siècle, profané le tombeau du
Prophète et détruit les mausolées des saints et les arbres, ou, plus près de
nous, en 2001, les Taliban lorsqu’ils ont démoli les bouddhas de Bamiyan.
Place donc à la chasse à l’idolâtrie,
quoiqu’on imagine que comme les poupées russes, un argument en cache un autre,
comme on peut le supposer à voir le corps svelte aux contours bien dessinés de
la statue de la femme, portant une robe qu’un effet de vent fait remonter
jusqu’aux cuisses.
L’imam Dame Ndiaye, se voulant malgré
tout scrupuleux, en appelle à une réflexion pour étudier la question à la
lumière du fiqh. Il faudra donc convoquer une sorte de moratoire –c’est très en
vogue en ce moment-, pour que d’éminents ulama entreprennent de fouiller
l’immense fatras que constitue la jurisprudence islamique à la recherche d’une
réponse qu’on connaît déjà. A moins de s’inspirer de cette fatwa qu’ils ont
produite, disant que la fabrication de statues incomplètes comme les jouets est
licite, et dans ce cas, de détruire une partie de la sculpture.
Toute cette affaire ne permet pas de
savoir si l’interdiction invoquée porte sur la vénération des idoles ou sur le
seul fait de représenter des êtres vivants comme le préconisent certains en
brandissant des hadiths providentiels. Les propos des imams laissent entendre
qu’il va de soi que l’érection d’une statue est en soi un acte
d’associationnisme, ce qui est un raccourci pour le moins étrange. Si
l’interdit porte sur la figuration, ce qui est à la fois plus simple et plus
radical, alors il faudrait commencer par interdire toute représentation :
les photos, la télé, les images sur internet, sauf que ce serait contraire aux
intérêts de toute la propagande islamiste qui recourt abondamment à tous ces
supports. Car sans images, sans l’internet, sans les chaînes satellitaires qui
servent de caisse de résonance aux terroristes, Al-Qâ’ida ne serait qu’un
obscur groupuscule.
Mais la polémique ne s’arrête pas là.
Pour en ajouter à l’imbroglio, le président Wade a égratigné les chrétiens au
passage. En réaction à l’opposition des imams, qu’il a traités d’ignorants, il
a pris en exemple les chrétiens qui « prient quelqu'un qui n'est pas Dieu sans que les imams aient jamais
demandé qu’on s’en prenne aux églises ». Avec cette déclaration, ce n’est
pas un, mais deux pavés que le président sénégalais a jetés dans la mare. D’une
part, il tombe dans le piège du discours de l’idolâtrie en comparant le
monument à une église, d’autre part, il blesse les chrétiens en comparant Jésus
à une idole. Résultat des courses : indignation de la minorité chrétienne,
par la bouche du très respecté archevêque Théodore Adrien Sarr, qui a rappelé que les chrétiens n'adorent pas de statues mais un seul Dieu, et des émeutes dans la soirée du 30 décembre devant la cathédrale de Dakar.
Même si Abdoulaye Wade s’est platement
excusé d’avoir offensé les chrétiens, ses maladresses et son arrogance ont
failli porter un coup à l’entente entre la majorité musulmane et la minorité
chrétienne qui avaient jusque-là vécu en bonne intelligence.
Au-delà, l’exemple du Sénégal montre
que dans cette terre d’Afrique multi-confessionnelle, les dirigeants n’ont pas encore compris que la seule voie qui
puisse garantir la paix civile, est le pluralisme laïque, autrement dit
l’instauration d’un espace commun à tous les citoyens, par-delà leurs
appartenances religieuses ou ethniques. C’est le seul moyen de prévenir la
tentation, d’où qu’elle vienne, de faire d’une appartenance particulière, un
ordre moral.
Leïla Babès le 06/01/2010