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Le blog de Leïla Babès
4 novembre 2010

La honte

 

 

Mourir de dire la honte

 

Chacun de nous a au moins une fois dans sa vie, éprouvé de la honte. Et pourtant, jamais auparavant, cette question qui touche à notre profonde humanité, n’avait fait l’objet d’une étude systématique, avant la parution il y a quelques semaines, chez Odile Jacob, du dernier livre du neuropsychiatre Boris Cyrulnik, Mourir de dire la honte. Le thème de la honte est traité de façon si magistrale qu’il nous éclaire presque immédiatement sur tant d’autres questions. Mais la contribution de ce livre est bien trop grande pour ne pas s’y arrêter. D’abord parce qu’il est question de l’un de ces sentiments qui introduit d’emblée le rapport de l’individu au groupe. Ensuite parce que Boris Cyrulnik, le père de la résilience, a fait là encore, œuvre d’humaniste, en nous livrant d’une manière inédite et simple à la fois, des clefs susceptibles d’aider les hommes à guérir et à grandir.

Avec l’isolement et l’absence de parole, la honte constitue le troisième obstacle à la résilience. Et en matière de honte, Boris Cyrulnik sait de quoi il parle, pour l’avoir éprouvée au plus profond de lui-même. Ce juif orphelin confié à l'Assistance publique à la fin de la Seconde Guerre mondiale, raconte comment à l’âge de 7 ans, il s’est senti envahi par la honte, lorsqu’il a vu dans les yeux de la bienfaitrice qui l’avait recueilli et qui voulait le laver et le vêtir, le dégoût, devant son corps sale, maculé de boue. La honte, il l’a éprouvée parce qu’il était sale, et aussi parce qu’il était obligé de cacher son identité de juif, comme les quelques dizaines de milliers d’enfants juifs français, protégés par des familles de chrétiens. Or cette honte, il devra la porter encore, parce qu’à la Libération, personne ne voulait entendre le récit de ces enfants juifs, parce que la France voulait tourner la page. Boris Cyrulnik a réussi à se reconstruire, au-delà du possible, et à aider les autres. Ce fut loin d’être le cas pour l’écrivain italien, Primo Levi, un survivant de la Shoah, un juif qui n’a pas eu la chance d’être protégé, comme ce fut le cas pour les enfants juifs France. Le célèbre chimiste qui, reconnaissant parmi ses gardiens à Auschwitz un de ses collègues, comprend lorsque celui-ci ne daigne même pas le regarder, qu’il ne plus faire partie de la condition humaine. Lui non plus n’a pas été écouté lorsqu’il a voulu témoigner, car même ses proches ont ressenti de la gêne face à l’horreur qu’il a vécue, eux aussi ont évité son regard. « Un monde de glace s'est refermé sur moi », disait-il. En 1987, il se suicidait, sans avoir jamais pu partager sa honte.

Il en fut autrement pour deux autres rescapées des camps de la mort, Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle. La première, la célèbre ethnologue de l’Algérie, était une militante active du réseau de résistance du Musée de l'Homme, et elle a surmonté son traumatisme en faisant dans les camps, son travail d’ethnologue en observant ses bourreaux, pour aider ses codétenues à dépasser la peur et la honte. Après la Libération, Geneviève de Gaulle a tenté de donner un sens à cette épreuve en s’engageant dans ATD Quart Monde, pour venir en aide à ceux qui ont faim. Mais enfin, surtout, elles savaient pourquoi elles avaient été arrêtées, Primo Lévy, non.

Le même phénomène se produit semble t-il avec les victimes de génocide, comme les Rwandais, qui perpétuent le cycle du silence, parce que leurs proches, leurs amis et les membres de leur groupe, ne sont pas disposés à les écouter.

La honte qui empêche de parler, c’est celle des victimes de tortures, et bien sûr celle aussi des victimes d’abus sexuels. A la question de savoir pourquoi une victime innocente a honte de la violence qu’elle a subie au point d’être incapable de porter plainte, Boris Cyrulnik répond qu’il faut pour cela se sentir suffisamment fort pour supporter l’image renvoyée à l’autre, de sa propre souillure, et qu’il faut que l’autre soit disposé à partager sa douleur. Si ces deux conditions ne sont pas réunies, la victime rentre dans son terrier, comme un gibier. 

Il y a en fait trois facteurs qui rendent possible la résilience, face à la honte : 1) avoir grandi, avant le traumatisme, dans un milieu protecteur ; être capable d’exprimer sa honte en y mettant des mots, et recevoir le soutien de son entourage.

Le neuropsychiatre, le spécialiste de la résilience, est capable de débusquer la honte générée par l’évènement traumatique majeur, et d’aider la victime à surmonter son épreuve. Mais le sociologue, l’ethnologue ou le simple observateur, s’intéresse surtout à la honte, non pas comme traumatisme individuel, mais comme fait social. La honte n’a de sens que parce que c’est une invention collective, le sentiment d’humiliation, d’anéantissement de soi, provoqué par la transgression d’une norme. Toutes les cultures, tous les milieux sociaux, fabriquent de la honte : la honte d’être une fille, la honte d’être pauvre, la honte d’être de telle origine, de telle couleur de peau, la honte d’être handicapé, la honte d’être laid, la honte d’être obèse, la honte d’être illettré, etc.

Pour le neuropsychiatre, la honte ne naît que parce que nous donnons à l’autre le pouvoir de nous juger, et pour le sociologue, si cela est vrai, c’est surtout parce que fondamentalement, c’est dans la représentation que l’autre a de nous que nous éprouvons ce sentiment.

Une chose est sûre, si la honte est de nature sociale, elle désocialise en même temps, elle désintègre l’individu.

Boris Cyrulnik évoque l’expérience de personnes issues de l’immigration, en pointant sur deux attitudes extrêmes : d’un côté, le repli sur les origines, le refus de l’intégration et la victimisation ; et de l’autre, l’intégration, l’oubli des origines, et le risque de trahir sa famille et de se voir rejeter par le groupe. Deux cas limites, mais qui tous deux sont générateurs de souffrance, la solution résidant dans un équilibre entre les deux.

On conclura cette brève lecture sur une note plus positive. Le neuropsychiatre rappelle que le sentiment de honte n’est pas toujours destructeur, et qu’il est porteur d’une force compensatrice qui peut être le moteur d'une réussite sociale, nonobstant le risque chez certains, de basculer dans la mythomanie.

En quoi la honte peut-elle être une force positive ? Parce qu’elle apparaît très tôt, vers  4 ans. A cet âge, l’enfant commence à se représenter le monde mental de l'autre, différent du sien, et ce stade le prépare à l’empathie, le respect de l’opinion et du sentiment d’autrui, point de départ de la morale. Or, les pervers n'ont jamais honte, ils ignorent ce sentiment parce qu’ils pensent avoir toujours raison, seul compte leur désir. C’est le cas des terroristes, que Boris Cyrulnik a expertisés.

 

Leïla Babès le 03/11/2010

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