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Le blog de Leïla Babès
17 décembre 2009

D'idi, de là-bas...

Multiple, d'ici, de là-bas, de partout et de nulle part, par Leïla Babès

LE MONDE | 16.12.09 | 13h45  •  Mis à jour le 16.12.09 | 13h46

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Traînant mon petit chariot en pensant à ma liste de courses, j'entendis soudain une voix tonitruante me lancer : "Ça ne sait même pas marcher sur un trottoir !" Une femme, genre dame patronnesse, cheveux blancs tirés en arrière, jupe droite, me dépassa à vélo avant de s'arrêter, furibonde.

Je lui demandai poliment ce qui justifiait l'agressivité de son verbe, alors que la rue était déserte, que la chaussée était large et que le trottoir étant jonché de poubelles, je ne pouvais raisonnablement pas l'emprunter. Visiblement interloquée et à court d'arguments, elle me lança violemment : "On voit bien que vous n'êtes pas d'ici. Retournez d'où vous venez !"

Ce fut à mon tour de me trouver désarçonnée, le temps qu'il fallut à mon cerveau pour enregistrer l'allusion à mes origines étrangères. Le regard triomphaliste et intimidateur me fit comprendre, d'abord que j'étais démasquée, malgré ma tenue de camouflage ; ensuite, qu'en me renvoyant à mon statut d'allogène, mon interlocutrice entendait me priver du même coup de tous mes droits, et en particulier de ma faculté à raisonner.

J'aurais pu lui répondre que j'y retournais effectivement, régulièrement, mais que je revenais toujours puisque j'avais beau être de là-bas, j'étais également d'ici. Mais à quoi bon, c'eût été méchant. Elle avait usé de l'argument de la précellence territoriale, et moi j'aurais puisé dans le registre de la supériorité supposée conférée par le privilège du double statut.

C'est le genre d'arguties puériles destinées à faire taire l'autre à seule fin d'apaiser la colère - justifiée ou non - qu'il nous fait subir. Nous sommes nombreux à en user au quotidien. La vraie question est : même en gardant la réflexion pour moi, in petto, quelle satisfaction aurais-je à me prévaloir de la double appartenance ? N'entendons-nous pas parfois les gens dire : "Je suis fier d'être français", "Je suis fier d'être algérien", etc. Voilà le type de niaiserie identitaire qu'on débite généralement pour rappeler à l'autre le privilège qu'on a d'appartenir à une nation supérieure.

A supposer que le fait soit, sinon pertinent, du moins démontrable, deux questions en apparence contradictoires, mais cependant complémentaires se posent : quel mérite personnel a-t-on pour s'en réclamer ? ; Qu'a fait la nation, ou plutôt l'Etat, pour l'individu-citoyen, et qui soit susceptible de le pousser à s'en glorifier ?

Dans le premier cas, et sauf exception, rien ne justifie la prétention à s'attribuer un honneur qui est de nature collective et non personnelle, surtout lorsqu'il se fonde sur des attributs ethniques et ou religieux. En forçant le trait, on peut facilement passer du schéma de la forfanterie identitaire à celui de la purification ethnique.

Dans le second cas, on est confronté à la question de la responsabilité publique de la collectivité. La fierté nationale, l'amour du pays, la prétention à l'appropriation exclusive d'un territoire, tous ces beaux sentiments s'envolent en fumée lorsque l'individu-citoyen n'a plus rien, parce qu'il a été dépossédé de ces deux attributs qui le caractérisent - individu et citoyen -, parce que plus rien n'a d'intérêt pour lui à part le fait de quitter le sol qui l'a fait naître.

La tragédie des nouveaux boat people, Kurdes, Albanais, Africains, Afghans, que l'exemple bouleversant des harragas algériens ("brûler les étapes") illustre bien, le montre : l'enfer, c'est peut-être les autres, mais c'est d'abord souvent chez soi, sur sa terre.

Difficile dans ce cas de parler de cet exil dont écrivains ou sociologues nous ont souvent rebattu les oreilles. Le harraga fuit la terre lorsque d'autres font tout pour la quadriller avec des fils barbelés, plein les frontières et plein la tête. Il y en a d'autres qui sans quitter le sol, s'exilent dans leur propre enfer en placardant sur le front : "Voyez comme je suis différent(e)." Pourquoi pas, si la boursouflure close du plein est plus supportable que le néant. Israël voudrait voir les juifs du monde entier venir s'entasser les uns sur les autres sur un mouchoir de poche miné pendant que des Palestiniens iront s'y faire sauter. L'enfer dans ce cas, c'est la terre.

Le débat sur l'identité nationale serait-il une affaire d'adverbe ? D'ici ou de là-bas, au lieu d'ici et de là-bas ? L'indulgence des esprits naïfs, qui croyaient naguère que "ces gens-là" ne parviendraient pas à se décider parce qu'ils ont le cul coincé entre deux chaises, n'a plus cours.

Désormais, ils ont à se laver de toute trahison, à gommer leur part d'ombre, à opter pour cet autre enfer qu'est l'"un", à renoncer à "deux" qui ouvre sur le multiple, ici, là-bas, partout et nulle part.

 

 


 

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