Ordures contre cochons
Les images d’affrontement qui nous sont parvenues
d’Egypte dimanche dernier, entre les forces de police et des éleveurs de porcs,
constituent la scène la plus significative de la rencontre de deux formes de
peur collective : celle de la maladie contagieuse, amplifiée par les
risques de pandémie liés à la grippe porcine, débaptisée depuis, grippe
mexicaine, ou plus précisément en terme épidémiologique, le virus AH1N1, et
celle, plus ancienne, religieuse et culturelle, du porc, comme animal impur. Sur
cette dernière peur, on aurait d’ailleurs tort de la circonscrire aux seuls
peuples musulmans, pas simplement parce qu’elle est partagée par les Juifs,
mais aussi parce qu’elle plonge ses racines dans cette aire civilisationnelle
du Proche-Orient, et dont l’Egypte pharaonique semble représenter le foyer
initial de la prohibition de la consommation de l’animal en question, à partir
du II° millénaire A.J. C’est donc là que les peuples de la région élevaient et
consommaient du porc, et c’est là que l’interdit a pris naissance.
Ces évènements font également penser à un autre type
d’interférence entre le registre des croyances religieuses et celui de la
science, ou plutôt des arguments religieux qui recourent à la science pour
justifier le tabou. Beaucoup de musulmans avancent la thèse de l’origine
infectieuse, ou parasitaire de l’animal, ce qui n’est d’ailleurs pas sans lien
avec la notion d’impureté, dans le but de donner une valeur scientifique à un
interdit alimentaire. On retrouve d’ailleurs cette même explication chez des
théologiens juifs du Moyen Âge.
Enfin, il n’est pas superflu de le souligner, c’est
dans cette même Egypte qui a inventé le tabou que se sont déroulées les émeutes
qui ont opposé dimanche, les coptes, éleveurs de porcs, et les forces de
police, dépêchés sur les lieux pour réquisitionner les bêtes incriminées.
En fait les autorités égyptiennes avaient décidé dès
le 29 avril, de procéder à l'abattage des 350 000 porcs que compte le pays.
Bien que le pays ne soit pas touché par l’épidémie,
que les scientifiques ne cessent de répéter que les élevages de porcs ne sont
pas directement responsables que le cheptel égyptien est sain, et que la
grippe A ne se transmet pas du porc à homme –ce serait même l’inverse puisqu’on
vient d’apprendre que c’est un homme qui vient de contaminer un élevage, au
Mexique, ce qui est un comble-, l’Egypte est le seul Etat à prendre une telle
mesure. Il reste que ce pays ayant été durement frappée par la grippe aviaire, la
décision pourrait aisément se justifier si elle ne visait directement la plus
forte minorité chrétienne du pays, du moins la catégorie la plus pauvre de
cette population qui tire de l’élevage des porcs l’un de ses moyens de
subsistance, l’autre en étant le traitement des ordures du Caire, 20 millions
d’habitants, la ville la plus peuplée d’Afrique et du Moyen-Orient.
Les zabbalîn,
les ramasseurs d’ordures, qu’on appelle pudiquement les chiffonniers, depuis
que Feu sœur Emmanuelle a tenté de leur rendre leur dignité, s’entassent
par dizaines de milliers dans le quartier de Moqattam, dans l’est de la
capitale, et c’est là, dans la saleté et la puanteur qu’hommes, femmes et
enfants trient les ordures collectées dans la ville pour vendre les maigres
profits qu’ils en tirent, recyclant ce qui en reste, faisant œuvre d’utilité
publique en suppléant aux éboueurs officiels, débordés par la tâche. C’est là
aussi que les familles élèvent des porcs, leur deuxième source de revenu. La
réalité des images, insoutenables, rejoint l’imaginaire : saleté et
cochons font bon ménage. Le fait est que ces animaux contribuent eux-mêmes à
recycler une partie des détritus.
Selon toute vraisemblance, l’affrontement de dimanche
qui s’est soldé par des jets de pierres d’un côté et des gaz lacrymogènes, des tirs
de balles en caoutchouc et des arrestations de l’autre côté est une première.
La même résistance organisée ailleurs, à 25 kilomètres au nord du Caire, a obligé les policiers
à abandonner leur mission. Mais on aurait tort de croire que le gouvernement recule
par indulgence pour cette population. Il y a d’abord les conditions
d’application de ces mesures qui révèlent la faible capacité des abattoirs qui
n’ont pu égorger que trois cents cochons par jour. Mais il y a surtout les
déclarations du ministre de la santé qui a reconnu que les autorités ont profité de
l’occasion pour en finir avec l’élevage porcin, et critiqué le
vote du Parlement alors que la mesure était sans rapport avec la grippe.
Effectivement, le rôle des députés Frères musulmans a
été déterminant dans l’adoption du décret. On a même entendu l’interview d’un
responsable de l’organisation islamiste déclarer que c’est l’ensemble des pays
du monde qui devrait éradiquer l’espèce impure et néfaste des cochons.
Là aussi, il serait naïf de n’y voir qu’une
manifestation de l’aversion naturelle des musulmans pour le porc. A travers
l’animal qui n’en est que le symbole, ce sont les Egyptiens de confession
chrétienne qui sont visés, et au-delà, toute idée de différence. Et lorsqu’on
sait à quel point la vision islamiste de la différence est étendue, qu’elle
inclut les musulmans eux-mêmes, à commencer par les femmes, on se dit que le
cochon est décidément une belle aubaine.
Mais la vraie question est celle-ci, du moins, ce
serait celle-ci si l’Egypte était une vraie démocratie, si ces parlementaires Frères
musulmans oeuvraient pour toute la nation au lieu de siéger dans le seul but de
défendre leur stratégie entriste : à quoi sert d’avoir des députés s’ils ne se
préoccupent guère du bien-être, de la survie même de leurs électeurs ? Car
jusque là, aucune indemnité n’a été proposée aux éleveurs de cochons. Rien
d’étonnant à ce qu’ils se défendent bec et ongles.
En fait, ces misérables zabbalîn qui se révèlent moins bêtes qu’il n’y paraît, feraient
pâlir de jalousie la Camorra, la mafia napolitaine qui détient le monopole du ramassage des ordures, puisque leur
devise est devenue : « Pas de cochons, pas de ramassage des
ordures ».
Leïla Babès le 06/05/2009