Guerre des sexes
Guerre des
sexes en Egypte : les femmes s’organisent
Les sociétés qui soumettent les rapports
hommes/femmes à un strict contrôle de la sexualité génèrent toutes sortes de
frustrations et de déviances. Mais en règle générale, ces sociétés produisent
également toutes sortes de moyens de régulation qui permettent de neutraliser
ou à tout le moins de canaliser la violence que ces frustrations provoquent
chez les hommes, et dont les femmes sont les victimes toutes désignées. Le
problème se pose lorsque ces mêmes sociétés maintiennent, voire même réactivent
ces codes traditionnels, qu’elles justifient d’ailleurs par des croyances
religieuses ou par la coutume locale, alors qu’elles ne sont plus en mesure de
contenir les risques de débordement.
Ce qui se passe en Egypte depuis quelques années en
est la preuve éclatante. Il suffit de visionner une vidéo d’amateur diffusée
sur internet en 2006 pour s’en convaincre. Le film montre une foule composée de
plusieurs dizaines d’hommes en train d’agresser un petit groupe de femmes dans
le centre du Caire le jour de l’aïd, dans le but d’abuser d’elles sexuellement.
Incroyable, inimaginable, impossible, ce doit être un malentendu, ce sont les
premiers mots qui nous viennent à l’esprit.
Des femmes qui se font importuner dans la rue et dans
les transports publics par des jeunes de manière plus ou moins obscène, c’est
connu. Les femmes qui prennent le bus ont souvent subi les assauts de ces
professionnels du frottement qui sévissent pendant les heures de pointe. Ces
scènes pénibles de harcèlement, c’est devenu le lot quotidien des femmes du
Caire. Le pire n’est pas qu’elles soient l’objet de harcèlement, c’est que les
agresseurs, toutes classes d’âge confondues, le font désormais sans se cacher,
et en toute impunité puisqu’ils ne sont pas inquiétés le moins du monde, ni par
la foule qui assiste à ces scènes, ni par la justice. Des hordes d’hommes
incontrôlables, totalement désinhibés, c’est déjà inquiétant, mais avec en plus
des pouvoirs publics indifférents, c’est un cauchemar pour les femmes
égyptiennes.
En réalité, si la diffusion de la vidéo a créé la polémique
et provoqué la colère des victimes, c’est parce que le ministère de l’Intérieur
a nié l’authenticité des faits, et crié à la conspiration en accusant les
jeunes gens et jeunes filles à l’origine du scandale, de vouloir déstabiliser
le pays. Même la femme du président, Suzanne Moubarak, pourtant
réputée dévouée à la cause des femmes, a minimisé les faits, raison d’Etat oblige,
il ne faut surtout pas faire de vagues, l’image du pays est plus importante
que le calvaire quotidien des citoyennes.
Au ministère de l’intérieur,
on reconnaît que 20 000 femmes ou filles sont violées chaque année, ce qui
représente une moyenne de 55 viols par jour. Voilà pour les chiffres officiels
qui ne couvrent évidemment que les délits qui ont fait l’objet d’une plainte,
autant dire une infime minorité.
Une étude du Centre égyptien pour les droits des
femmes, publiée au début de l’année, révèle que 83% des Egyptiennes –dont 46
quotidiennement- et 98% des étrangères, déclarent avoir été victime de
harcèlement sexuel. Plus incroyable encore : 62,4% des hommes disent avoir
harcelé des femmes. Et à l’adresse de ceux parmi les hommes –sans doute la
majorité- qui imputent aux femmes la seule responsabilité en déclarant que
c’est de leur faute, qu’elles s’habillent de façon provocante, et qu’elles
feraient mieux de rester chez elles, ce démenti cinglant : les femmes
voilées représentent plus du tiers des victimes de harcèlement, dont une
minorité portant le voile intégral couvrant le visage. Et selon l’étude, seul
12% des femmes interrogées ont porté plainte.
En octobre 2008, la justice égyptienne condamnait
pour la première fois de son histoire un homme pour harcèlement après qu’il eût
empoigné violemment la poitrine d’une passante. Un signe fort mais encore
insuffisant pour les responsables du Centre égyptien pour les droits des femmes
qui demande le vote d’une loi pour punir les coupables. La directrice de ce
centre avance l’idée intéressante d’une attitude de vengeance dirigée contre
les femmes par des hommes qui souffrent de toutes sortes de frustrations :
chômage, crise du logement, difficultés financières rendant toute possibilité
de mariage improbable. En somme, la femme serait devenue une sorte de bouc-émissaire.
Il faudrait cependant y ajouter la propagande islamiste et la surenchère à
laquelle se livrent une grande partie de la société civile et politique, on
s’étonne d’ailleurs que cette militante relève un paradoxe entre l’ampleur du
harcèlement et le puritanisme ambiant. Les deux hélas, font bon ménage
lorsqu’une grande nation comme l’Egypte, ravagée par la surpopulation et le
chômage, bascule à ce point dans ce mélange de bondieuserie et de misogynie. Mais
comme l’enfer c’est toujours les autres, la faute incombe à la propagande que
diffusent les chaînes satellitaires wahhabites, nous explique une sociologue
égyptienne. Comme si les puissants Frères musulmans étaient en reste, ceux-là
mêmes qui ont donné naissance à certains des groupuscules terroristes les plus
dangereux au monde, d’ailleurs représentés par al-Qa’ida en la personne de
l’homme fort de l’organisation, Ayman Al-zawâhiri.
Voilà ce que déclarait à propos de la femme en
décembre 2006 Taj el Din Hilali, un Frère musulman égyptien qui officie comme
imam dans la plus grande mosquée d’Australie, et qui s’est auto-proclamé
« grand mufti » : « Si
vous avez de la viande, et que vous la laissez dans la rue sans la couvrir, si
les chats arrivent et la mangent, à qui la faute ? C’est la faute de la viande ».
Je traduis : lorsqu’une femme se fait agresser, c’est toujours elle qui
est responsable. En d’autres termes, elle n’a rien à faire hors de chez elle.
Peu importe d’ailleurs que les Frères musulmans
agissent directement ou non, la propagande misogyne à laquelle ils se livrent
depuis leur création en 1928 inondé la société. En témoigne cette photo
diffusée sur le Net ou placardée sur les murs du métro, montrant deux sucettes,
l’une avec son emballage, l’autre sans et couverte de mouches, avec ce message :
« voile ta sucette ». Un morceau de viande, une sucette, voilà pour
la métaphore. La vulgarité du discours en dit long sur la violence de la haine
des femmes.
En attendant que les autorités prennent des mesures
efficaces, des jeunes égyptiens, garçons et filles, mènent une campagne
anti-harcèlement sur internet, mais aussi dans les campus, baptisée
« Respectez-vous » (ihtaram nafsak) financée par le magazine Kelmetna
(Notre parole). Le groupe revendique plus de 48.000 membres.
Et ce n’est pas tout. Décidées à ne plus se laisser
faire, de nombreuses jeunes filles, avec ou sans voile, s’initient à l’auto-défense.
Leïla Babès le 10/05/2009