Algérianesque
Algérianesque
Tous les spécialistes qui utilisent les enquêtes
chiffrées, de la conception des questionnaires, jusqu’au traitement des
données, en conviennent : rien n’est plus délicat que l’analyse de
l’étude. Croiser les résultats par classe d’âge, par sexe, statut
socio-professionnel, origine géographique, disposer d’études antérieures
fiables pour juger de l’évolution dans le temps, tenir compte de la part de
subjectivité de l’analyste, ne sont pas les moindres des règles à suivre ;
si tant est qu’en amont, toutes les précautions aient été prises comme la
manière de formuler les questions, savoir si celles-ci offrent une large
panoplie de réponses, etc.
On peut évidemment s’en tenir aux grandes lignes qui
nous informent sur le degré d’évolution des sentiments, des opinions, ou des
croyances d’une population.
A la décharge du journaliste pressé, on conviendra
que les simplifications qu’imposent les contraintes de l’information à chaud
sont excusables.
Le problème est que lorsque le sujet porte sur le
devenir d’une grande nation comme l’Algérie, que l’article, publié par le
quotidien le Monde, sous le couvert de l’objectivité qu’autorise la référence à
une enquête scientifique, laisse planer une succession de non-dits,
d’ambiguïtés et de contradictions, on a envie d’y regarder de plus près.
Portant la signature de la correspondante du
quotidien français à Alger, Florence Beaugé, l’article, paru le 9 avril,
s’intitule « Election présidentielle en Algérie sur fond de conservatisme
accru de la société ».
D’entrée de jeu, sur un ton de scoop, les premières
phrases, tombent comme l’annonce d’un drame national : « La société algérienne est plus conservatrice qu'il y a dix
ans et les libertés des femmes sont menacées. Les mentalités ont même régressé ».
Ces affirmations qui mêlent des lieux communs et des
coups d’enfoncement de portes ouvertes, sont censées s’appuyer sur les
résultats d’une étude menée au mois de juin 2008 par le Centre algérois d'information
et de documentation sur les droits de l'enfant et de la femme (Ciddef), et
publiée en mars dernier. Ce que
l’article ne dit pas, c’est que les chiffres de 2000 qui ont permis d’établir
la comparaison, émanent d’une autre source : le Collectif 95
Maghreb-Égalité.
Mais qu’importe. Il est vrai que la plupart des
indicateurs montrent un net recul : sur l’égalité des sexes, le travail
des femmes (seulement 3 hommes sur 10 y sont favorables), l'élection d'une femme à la présidence de la République, le divorce, l’héritage et le voile. Les experts
algériens cités dans l’article le reconnaissent. Les chiffres valident le
sentiment de régression que beaucoup d’algériens éprouvent depuis une décennie.
Pour illustrer ce phénomène de recul de l’adhésion au
principe de l’égalité homme/femmes, l’auteur note qu’un « tiers des
habitants seulement envisage désormais qu'une femme occupe la magistrature
suprême ». Ce qui correspond évidemment aux chiffres révélés. Voyons à
présent ce qu’elle ne dit pas : d’abord que ce recul pourrait bien
s’expliquer par le fait que les Algériens sont désabusés, que malgré le
pluralisme de façade, ils savent que les candidats qui n’appartiennent pas au
système ont peu de chance d’émerger, et ce n’est pas le simulacre du dernier
scrutin qui peut le démentir ; ensuite que l’Algérie reste le seul pays
arabe où une femme se présente depuis deux décennies aux élections
présidentielles sans que ceci ait jamais fait l’objet d’un rejet populaire
manifeste. Voilà qui change tout.
De la même manière, sur un autre chapitre, elle
dénonce les poursuites judiciaires dont sont victime des Algériens de
confession chrétienne. Ce qu’elle ne dit pas, c’est que contrairement à tant
d’autres pays comme le Soudan, l’Arabie saoudite, l’Iran, le Pakistan, et même
l’Egypte, les pays du Maghreb n’ont jamais appliqué la shari’a en matière
d’apostasie, pour utiliser le terme religieux, malgré les pressions des
islamistes.
Voyons à présent ce qu’il en est de la variable
régionale. L’article note que seule la Kabylie échappe à la « vague
rétrograde ». Sans aucune explication. Les kabyles seraient-ils à ce point
différents du reste des Algériens, si naturellement acquis aux thèses libérales
qu’il ne soit pas nécessaire de commenter le fait ? Décidément, le mythe
kabyle a la vie dure.
Les analyses des rédacteurs du rapport de cette
étude, publiées par des sources algériennes, donnent des conclusions autrement
plus nuancées. Ainsi, sur la question de l’accession des femmes à des postes
politiques, on apprend que les personnes qui se disent très favorables représentent
34% chez les adolescents comme chez les adultes, un pourcentage équivalent à celui des enquêtés qui se disent hostiles.
Autre point intéressant à relever : ils
sont 19% à se dire « nettement favorables » à la modernité et à
l’égalité hommes/femmes, même si pourcentage est en recul au profit de la
tendance conservatrice, et de la catégorie, plus floue des hésitants.
Les auteurs du rapport mettent très justement en
évidence les paramètres déterminants dans le positionnement : l’origine
régionale, le sexe, le niveau d’étude et le statut socio-professionnel.
Et surtout, ils se gardent bien de globaliser,
mettant l’accent sur la fracture idéologique qui continue de diviser la société
ainsi que sur les contradictions inhérentes aux systèmes de valeurs qui sont en
jeu.
En fait, l’auteur désigne les causes de cette
régression, dans le passage qui, dénonçant la responsabilité des autorités, souligne
que les confréries, les zaouias, n’ont jamais été autant courtisées qu'au cours
de ces dix dernières années. La question est simple : en quoi les
confréries –courtisées ou non- ont-elles contribué à détériorer l’image des
femmes ? La réponse donnée par la fondatrice du Ciddef, était pourtant on
ne peut plus claire : « Cette enquête confirme ce que nous constatons
sur le terrain. Les femmes paient le prix de dix années de pression
islamiste ».
J’en viens à présent à cette remarque sibylline selon
laquelle il ne fait pas de doute qu’il existe un lien entre cette régression et
la déception causée par l'échec du Front islamique de salut (FIS) à prendre le
pouvoir, et de citer un propos du sociologue Nacer Djabi qui explique très justement que la population ne croit plus à un projet
politique collectif, et qu’elle se replie sur le salut individuel et la réforme
des mœurs. De là à en déduire que c’est la déception causée par l’échec du Fis
qui a poussé la population à compenser en quelque sorte dans le puritanisme,
c’est oublier que ce qui se passe aujourd’hui n’est que le fruit de la
propagande qui a commencé il y a longtemps, et qui continue, sous des formes
diffuses et officielles.
On comprend qu’avec ses contradictions, ses femmes
voilées, ses prêches tonitruants, ses islamistes, ses terroristes mêmes, ses
laïcs, ses féministes qui ont décidément la vie dure, son multipartisme, son
armée et son président à vie, l’Algérie fascine et agace. Le sanglot de l’homme
blanc provoqué par le coup d’arrêt porté au triomphe du FIS, continue sous
d’autres formes : après le « qui tue », il ne reste que le regret
à se mettre sous la dent. Ah, si on avait laissé faire, au moins les choses
seraient claires : l’Algérie aurait choisi la voie toute tracée de
l’archaïsme.
Leïla Babès le 15/04/2009