Redeker
Invité dans l’émission
de France 2 On n’est pas couché du 17 mai, vous avez reproduit, à
peu de chose près, le contenu de l’article publié par le Figaro
(19 septembre 2006) et qui vous avait valu une condamnation à mort sur
Internet. A l’époque des faits, le choc produit par les menaces qui pesaient
sur vous, et l’urgence de la mobilisation contre cette atteinte à la liberté
d’expression, me paraissaient plus importants qu’une réponse dont, de surcroît,
je n’aurais souhaité pour rien au monde qu’elle fût interprétée par vos détracteurs
comme un témoignage à charge. C’est pourquoi je m’étais bornée à intervenir sur
votre site pour expliquer en quelques mots les raisons de mon soutien, et mon
désaccord avec le contenu de votre brûlot.
Il est temps à présent que l’on ouvre le
débat, moins pour vous répondre que pour poser les questions qui font
cruellement défaut dans le tissu de poncifs qui vous tient lieu d’analyse. A
commencer par l’idée que les «musulmans modérés» ne vous ont pas assez soutenu.
Voilà bien un qualificatif insultant, consacré par toute une vulgate médiatique
qui s’interroge régulièrement sur le silence des «modérés», cette poignée de
musulmans noyés dans le milliard d’extrémistes, tout juste assez civilisés pour
être capables de répondre sans chercher à exterminer l’autre. J’en ai plus
qu’assez d’entendre cette rengaine, lorsque ceux-là mêmes qui n’invitent que
des prédicateurs islamistes, au mépris de tous les autres courants de l’islam,
s’étonnent de ne pas nous entendre. Lorsque j’ai signé la pétition de soutien,
je ne l’ai pas fait en tant que musulmane «modérée», mais en tant que citoyenne
convaincue qu’aucune critique, fût-elle blasphématoire - pour parler comme ceux
qui instrumentalisent les religions pour nous intimider -, malhonnête ou
ignorante, ne mérite de valoir à son auteur une condamnation. La critique
radicale de l’islam - et pas seulement de l’islamisme - est un exercice auquel
je me livre périodiquement dans mes chroniques à Médi1, radio franco-marocaine
écoutée par des millions de Maghrébins. Vous voyez, je n’ai rien d’une
«modérée».
Si au lieu de vous contenter de lancer des
stéréotypes du genre «christianisme = religion de l’amour, islam
= religion de la haine», vous aviez sérieusement soumis votre objet de
détestation à la critique rationnelle dont vous vous piquez en vous comparant à
Voltaire, vous auriez peut-être évité de comparer le prophète de l’islam à
Hitler. Ce qui, au-delà de toute considération religieuse, est une niaiserie et
un non-sens épistémologique surprenant de votre part. Mais vous avez décidé que
l’islamisme est définitivement l’islam, comme le prouve votre article qui porte
en son titre le premier terme alors que l’ensemble du texte ne parle que du
second. Vous me pardonnerez d’ajouter que les islamistes sont décidément bien
bêtes de condamner quelqu’un qui apporte de l’eau à leur moulin. Bien entendu,
vous avez raison de dénoncer le chantage à l’islamophobie, la ségrégation des
sexes et le soutien apporté par des courants gauchistes aux islamistes, qu’ils
considèrent comme les nouveaux damnés de la terre. Le problème est que vous
rabattez tous ces faits sur une vision essentialiste et culturaliste de
l’islam, que vous désignez comme l’ennemi de la civilisation. Vous pouvez bien
vous défendre d’attaquer les musulmans, vous ne faites pas autre chose lorsque
vous les comparez aux adeptes de Hitler qui suivent leur chef (Mahomet).
Lorsque vous parlez de l’islam qui «tente d’obliger l’Europe à se plier à sa
vision de l’homme», vous me paraissez hélas plus proche de Geert Wilders et
d’Oriana Fallaci que de Voltaire, et certainement pas de l’islamologue Maxime
Rodinson que vous citez dans votre article pour étayer votre maigre savoir sur
l’islam.
Vous vous essayez au comparatisme dans une
vision binaire séparant le christianisme, sécularisé, qui fait toujours passer
l’autre avant lui, de l’islam, qui «tient la générosité, l’ouverture
d’esprit, la tolérance, la douceur, la liberté de la femme et des mœurs, les
valeurs démocratiques, pour des marques de décadence». Le seul constat qui
s’impose face à un tel concentré d’inexactitudes qui mêle théologie, préjugés
et événements contemporains, de cette lecture grossière du choc des
civilisations, est que l’historicité est le moindre de vos soucis. C’est
oublier (ou ignorer ?) que la sécularisation s’est d’abord construite contre la
religion, qu’elle a soumise à n’être rien d’autre qu’une confession. Vous dites
que «le retour à Jésus est un recours contre les excès de l’institution
ecclésiale. Le recours à Mahomet, au contraire, renforce la haine et la violence.
Jésus est un maître d’amour, Mahomet un maître de haine.»
Le problème est qu’au lieu d’ouvrir un débat
serein sur la question de la violence dans l’islam, vous ne faites qu’opposer
les deux religions, et ça, c’est violent. Il est dommage que les quelques
vérités que vous rappelez là soient submergées par une vision caricaturale des
choses. Un exemple : la figure d’amour et de non-violence de Jésus, non
pas celle des Evangiles, mais celle du Coran où il est présenté comme le seul
prophète exempt de péché (à part Marie), né du souffle de Dieu. Force est
d’admettre qu’à l’exception des courants soufis, la tradition musulmane a
escamoté la dimension d’amour de Jésus pour ne retenir de lui que l’image d’un
prophète important certes, mais un prophète parmi d’autres, ce qui est loin de
correspondre à la place et au statut exceptionnels que le Coran confère au
«Fils de Marie».
La question n’est pas d’opposer à votre schéma
comparatiste l’argument naïf et contre-productif de ceux des musulmans qui
s’indignent en répondant que non, l’islam est une religion de paix et de
fraternité et qu’il est détourné de son sens profond par les méchants
islamistes, mais de s’interroger sur les causes profondes de la violence, y
compris en l’articulant, comme l’a fait Benoît XVI, à la foi. Vous
écrivez : «Haine et violence habitent le livre dans lequel tout
musulman est éduqué, le Coran». Là, vous dites des sottises, M. Redeker. Ce
qui habite les islamistes, ce n’est pas le Coran, qui ne leur sert que de
source pour légitimer leurs actes, mais la prédication sauvage qui s’est
développée à partir du début du XXe siècle. Je sais de quoi je
parle, je descends d’une lignée de théologiens.
Vous avez pris soin, pour expliquer les causes
profondes de la violence actuelle, de ne citer que les épisodes les plus
troublants de la conscience musulmane, à commencer par le massacre de la tribu
juive de Médine, les Qurayza. Nous ne savons que peu de chose de cet épisode
inouï, et les raisons d’un tel massacre nous échappent. D’autres que moi vous
l’ont certainement dit, si le texte coranique contient des versets de violence,
il en contient d’autres qui contredisent cette orientation, comme c’est le cas
pour la Bible. La
vraie question aujourd’hui est là : que faire pour empêcher que l’on se serve
des sources qui légitiment la violence ? Quels sont les instruments
théologiques et politiques qui permettront d’élaborer une charte de paix et de
compromis avec l’autre ? Ce qui empêche tout aggiornamento, ce n’est
pas «la haine qui fonde l’islam dans ses origines», ce sont les despotes
qui instrumentalisent la religion comme source de légitimation et comme moyen
de censure et de répression de toute velléité d’expression libre et de
démocratisation ; ce sont des clergés qui puisent dans les lois les plus
régressives - y compris en en détournant le sens - pour perpétuer leur
pouvoir ; ce sont, enfin, les islamistes qui entendent faire de la loi
religieuse l’unique source de leur projet totalitaire. Ce qui manque, c’est le
courage politique de décréter qu’il est interdit à quiconque de recourir aux
textes religieux pour justifier la violence, de couper l’herbe sous le pied des
terroristes et de tous les islamistes qui les soutiennent en les privant de
toute légitimité religieuse. Il est urgent de constituer un comité de sages
composé de dirigeants politiques et d’hommes et de femmes de bonne volonté pour
établir ce consensus. C’est seulement dans ces conditions, en isolant les
sources qui posent problème, en les protégeant même, qu’il sera possible d’entreprendre
la réforme tant attendue.
Dernier ouvrage paru : Le voile démystifié, Bayard, 2004.