Antisionisme juif
Antisionisme juif
La polémique qui a cours en ce moment en
Israël sur le refus de soldats d’évacuer des colons qui occupaient illégalement
deux maisons à Hébron, repose la question des rapports entre le religieux et le
politique, en Israël et dans le judaïsme.
Une problématique dont l’intérêt va
bien-au-delà du cadre étroit de cette religion, par les éclairages qu’elle peut
apporter, dans une perspective comparative avec le monde de l’islam.
Mais d’abord, un point rapide sur cette
polémique dont les termes dépassent largement le cadre des divisions internes
entre religieux et laïcs, libéraux et conservateurs, sionistes
ultranationalistes et fondamentalistes ultra-orthodoxes, puisque c’est
l’autorité même de l’Etat qui est en cause.
En effet, les douze soldats incriminés ont
expliqué qu'après avoir consulté leurs rabbins, ils ont estimé qu’ils ne pouvaient
obéir à des ordres « contraires à
la loi religieuse ».
Le président du conseil des rabbins de
Judée-Samarie (en Cisjordanie) a même publié un édit religieux proclamant que
la participation directe ou
indirecte à l'expulsion de juifs d’Israël est contraire à la Torah, et jugé le pouvoir, « mauvais
et immoral ».
Le parallèle avec les islamistes est
saisissant, et on s’attendrait presque à entendre les mots fatwa, shari’a, kufr (mécréance, blasphème, apostasie), là yajûz (au sens d’illicite, mais
prononcé comme une sentence), taghût
(pouvoir tyrannique et impie), etc.
Voilà donc des membres de l’armée,
composante essentielle de l’Etat, refusant d’obéir aux ordres de leurs chefs,
parce qu’ils jugent la loi de Dieu supérieure à la loi des hommes. Une logique
que partage avec eux des militaires acquis aux thèses des islamistes radicaux,
comme cela a pu se produire dans un certain nombre de pays musulmans.
Sauf que dans le cas d’Israël, la
situation est, toutes proportions gardées, plus grave, pour les raisons que
l’on peut imaginer : l’importance cruciale de la sécurité d’un pays
entouré d’ennemis, dans une région instable et minée par la guerre, la singularité
même de la nature de l’Etat d’Israël, fondé par des laïcs sur des bases
ethnico-religieuses, et le caractère radical de certains courants religieux,
dont cette affaire de mutinerie n’est qu’une manifestation du conflit latent qui
oppose le religieux et le politique.
Ce n’est certes pas la première fois que
des rabbins appellent les soldats à refuser d’obéir aux ordres, comme on a pu
le voir il y a deux ans, lors de l'évacuation de la bande de Gaza, et ces
incidents pour l’instant sporadiques, auraient pu être sans conséquences si
l’armée ne recrutait pas dans les écoles talmudiques, (où on étudie la
tradition et les textes religieux), pour palier la désaffection des laïcs,
qui représentaient jusque là le gros des troupes.
J’avais déjà eu l’occasion, lors d’une
précédente chronique, d’évoquer le caractère paradoxal de l’Etat
israélien : petit et puissant, oriental mais tourné vers l’Occident et, ce
n’est pas le moindre des paradoxes, fondé par des sionistes laïcs sur des bases
religieuses, à l’encontre même de toute une tradition juive fondée sur le seul
rapport au texte.
Ce qui signifie que dans le judaïsme et
en Israël même, il existe deux catégories de religieux intransigeants (intransigeants
au sens où l’utilise Jean-Marie Donégani à propos des intégristes catholiques) :
ceux qui croient que la
Palestine est la terre promise qu’il faut défendre jusqu’au
bout, y compris par la force et la rébellion contre les lois du pays ; et
ceux qui au contraire, considèrent que la création d’Israël est une hérésie et
une trahison à l’égard lois religieuses.
Un historien de l’Université de Montréal,
Yakov Rabkin, va même plus loin en affirmant qu’il y a plus de chrétiens que de
juifs parmi les partisans inconditionnels de l’Etat hébreu, et que l’antisionisme
juif représente pour l’Etat d’Israël, une menace plus importante que
l’hostilité arabe et palestinienne.
Au début du XXe siècle, au moment de la
déclaration de Balfour, consacrant l'établissement d'un foyer national juif en
Palestine, des religieux, appartenant notamment au mouvement orthodoxe des Loubavitch,
pensaient qu’un tel projet était une forme d’idolâtrie, une rupture dans une
tradition identitaire fondée sur l’étude de la loi et l’interprétation des
textes. L’idée même de nation, au sens moderne du terme, avec un Etat, une
armée, un drapeau, et des institutions laïques, était considérée comme une
hérésie, et l’est encore pour une partie de ces juifs attachés à la tradition
d’un peuple dispersé qui attend son Messie.
A Jérusalem même, dans le quartier
traditionaliste de Mea Sharim,
certains courants ultra-orthodoxes rejettent la souveraineté de l’Etat d’Israël
et sa prétention à représenter tous les Juifs de ce pays. C’est le cas des Haredim
(littéralement : ("les trembleurs", autrement dit, ceux qui
tremblent devant Dieu), parmi lesquels les fameux Neturei Karta (ce qui veut dire « les gardiens de la
cité ») qui ont participé au congrès
« révisionniste » organisé à Téhéran les 11 et 12 décembre 2006 par
le président Ahmadinéjad.
Pour eux, la destruction de l’ancien
royaume d’Israël a été voulue par Dieu, et seul le Messie pourra le rétablir.
Toute expérience humaine pour recréer cet Etat est un blasphème.
Dans quelle mesure l’expérience israélienne
et la relation antagonique, complexe au demeurant, qui oppose la sphère du
religieux et la sphère du politique, peuvent-elles nous éclairer sur la
situation du monde de l’islam ?
Pour autant que les développements,
nécessaires, qu’appelle une telle question, dépassent le cadre de cette
chronique, quelques observations méritent d’être soulignées, comme autant de
pistes de réflexion.
On aura évidemment compris que pour le
judaïsme comme pour l’islam, et plus fondamentalement pour les trois religions
monothéismes, la question du pouvoir politique s’est fondamentalement
construite dans une relation étroite, de manière différente pour chacune de ces
traditions, par-delà la complexité du rapport entre les fondements théologiques
et la part de l’historicité, et les changements induits par l’avènement de la
modernité.
Si on admet que le christianisme –pour
être plus exact, l’Eglise catholique dans l’espace européen-, a perdu toute
prétention à contrôler la société et la sphère du pouvoir, en raison d’une
sécularisation accomplie, le problème est loin d’être résolu dans le cas de
l’islam et du judaïsme, plus précisément Israël, de manière évidemment différente.
Une question fondamentale se pose. D’abord,
plus que la viabilité d’une société israélienne travaillée par une forte
hétérogénéité de groupes et de courants que tout sépare culturellement, il y a les
contradictions qui se logent au cœur même d’un Etat qui conjugue deux systèmes
de valeur irréconciliables : des institutions politiques et des valeurs
qui empruntent à la modernité, et des formes de légitimation qui réfèrent
directement à la religion, au sens ethnique du terme. De fait, le religieux est
au cœur même de l’Etat et du mode de gouvernement.
Qu’arriverait-il si les courants
religieux radicaux venaient à contrôler les institutions de l’Etat ? Plusieurs
hypothèses sont envisageables, à commencer par le recours à la violence :
n’oublions pas l’assassinat d’ Yitzhak Rabbin en 1995 par un extrémiste
religieux.
Une chose est sûre : du côté du
monde de l’islam, l’instrumentalisation du religieux par la quasi-totalité des
Etats dits laïques (et je ne parle même pas des Etats proprement islamiques), a
eu des conséquences désastreuses.
L’une des différences majeures entre le
judaïsme et l’islam est que les groupes et les courants qui militent –y compris
par la violence- pour l’instauration d’un Etat islamique n’appartiennent pas au
clergé, à l’exception de l’Iran, les talibans afghans et leurs émules pakistanais
n’entrant pas dans cette catégorie de la cléricature traditionnelle.
A cet égard, la position du clergé
antisioniste à l’égard de l’Etat hébreu rappelle à s’y méprendre celle d’une
partie du clergé shiite iranien à l’égard de la théorie de la Velayet al faqih de Khomeini, la souveraineté
du clerc religieux, considérée comme blasphématoire, en ce sens que les hommes
n’ont pas à proclamer un ordre qui n’appartient qu’à Dieu et à se substituer à
lui, la souveraineté ne lui appartenant qu’à lui. Une thèse exactement
contraire à celle du pakistanais Mawdudi (très proche par ailleurs de Khomeini
et de l’égyptien frère musulman Sayyid Qutb).
Inutile de rappeler les effets
destructeurs et autodestructeurs de ces théories totalitaires. Il est
intéressant de noter que la récusation de la Velayet al faqih de Khomeini, la souveraineté
du faqih, du religieux au sens juridique, a été le fait de dignitaires
religieux, de fuqaha.
Pour eux, la légitimation de l’exercice
du pouvoir par le recours à des références divines est non seulement religieusement
infondée, elle est blasphématoire.
Une leçon d’autant plus importante à
retenir qu’il y a deux traditions qui militent en faveur du judaïsme, au
contraire de l’islam : une forte tradition religieuse apolitique,
extra-mondaine, par opposition à la dimension mondaine de la dunya, et les islamistes seraient tentés
d’ajouter abusivement la dawla
(l’Etat), et une autre tradition de non prosélytisme.
Leïla Babès le 15/08/2007