Une sous-culture du bruit
Une sous-culture du bruit
Le bruit dans les grandes
villes algériennes dépasse l’imagination. Je ne parle pas là de cette pollution
sonore caractéristique des grandes métropoles, mais d’une manie chez les
Algériens qui atteint des proportions inquiétantes, à se manifester dans les
rues de manière sonore et excessive. Il ne s’agit pas de cette exubérance
typiquement méditerranéenne qu’on peut observer dans tout le sud de l’Europe et
au Maghreb, mais d’une attitude particulière dans l’usage dément du bruit dans l’espace
public, et qui atteint des niveaux alarmants durant la période estivale.
Il est déjà pénible quand
on vit à proximité des grandes artères, de subir le bruit des klaxons de
voiture, les hurlements des enfants de tout le quartier qui viennent improviser
des matchs de football juste sous votre fenêtre, les cris des centaines de
promeneurs nocturnes qui se déversent quotidiennement sur la corniche qui longe
les plages jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mais que dire alors des
voitures dernier cri conduites par des gamins à peine sortie de l’adolescence qui
vous infligent le dernier tube de tel chanteur de raï ? Si vous espérez
trouver un peu de tranquillité dans les plages, vous faites erreur, car là vous
serez accueillis par le « disque-jockey » du restaurateur du coin qui
diffuse au moyen de haut-parleurs les mêmes tubes de raï en permanence. Et vous
ne serez pas plus tranquille si vous allez nager, car si vous tenez à la vie,
vous avez intérêt à éviter ces fous dangereux qui viennent se livrer à leur jeu
favori, en zigzaguant avec leurs jet-skis entre les baigneurs.
Mais le pire de tout,
c’est cette fureur des cortèges de mariage qui passent par dizaines devant chez
vous, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Cortèges pour le
trousseau de la mariée, pour apporter le mouton du mari à la mariée, pour
emmener la mariée de chez elle à la maison de son mari, puis de chez son mari à
l’aéroport, tous les prétextes sont bons pour faire du bruit, et qu’importe si
on réveille ses congénères.
Quant à cette nouvelle
mode du disque-jokey destiné à animer les fêtes, anniversaires, obtention des
diplômes, de la 6° jusqu’au bac, en passant par le brevet, de circoncision, de
mariage, et qui animent en réalité tout le quartier par le nombre de décibels
qu’ils projettent, elle est incessante, de jour comme de nuit. Lorsqu’enfin,
vous croyez que tout est fini, que vous allez pouvoir dormir, voilà que de
jeunes fous viennent improviser des courses automobiles dans votre quartier. Et
pour couronner le tout, lorsque vers 4h du matin, ivre de fatigue, vous vous
dites que cette fois, c’est sûr, vous allez trouver un peu de repos, l’appel
tonitruant à la prière, sortant d’un haut parleur éraillé, vous fait sursauter,
juste avant que les hurlements du chiens des voisins ne se fassent entendre.
L’été algérien ressemble
de plus en plus à un festival de rue où les spectacles se suivent et se
ressemblent, dans le bruit et la fureur. Vulgarité, mimétisme et compétition
dans l’étalage ostentatoire et bruyant des signes extérieurs de la richesse,
voilà à quoi se résume le nouveau jeu social de rue.
Rituel estival des temps modernes, les cortèges de voitures qui hurlent ne
sont pas sans rappeler les chevaux qui lorsqu’ils ont été introduits en
Amérique par les Espagnols au XVIII° siècle, et adoptés par les Indiens, ont
exacerbé l’instinct belliqueux des tribus guerrières. Dans cet exhibitionnisme
naïf de la consommation ostentatoire qui cherche la distinction dans l’étalage
primaire d’un luxe mal dominé, le bruit et la cacophonie ont remplacé le son
mélodieux de la voix de l’homme, celui du muezzin qui montait en haut du
minaret pour appeler à la prière, et celui du chanteur, en vrai, et non du
disque-jockey hurleur.
Impossible de ne pas voir dans cette chronique au ton acéré, acerbe et
agacé, le mépris du regard « pur » pour le regard « naïf »
contre lequel il se définit. Regard pur de l’esthète ou du bourgeois qui
introduit une distance par rapport à l’adhésion naïve à l’entraînement
collectif, l’abandon vulgaire à un mode de consommation festif, qu’il délégitime
comme culture. Mais au-delà de la distinction de classe entre art légitime et
art illégitime, ce sont les usages sociaux de l’art et de la culture qui
montrent, dans une société où au lieu de la culture bourgeoise, c’est une
parodie assourdissante de la culture populaire qui se donne à voir, portée par
une fausse bourgeoisie mercantile, improductive, plus soucieuse d’accumulation
des richesses que de dynamisme capitalistique, et par-dessus tout, inculte.
Leïla Babès le 11/08/2004