Ce que parler en politique veut dire
Ce que parler en politique veut dire
A plus d’un titre, Nicholas Sarkozy a montré qu’il était
l’homme de la rupture.
Pour s’en tenir au seul registre du style, on est frappé par
le franc-parler du président français, diversement apprécié selon qu’on le juge
positivement comme un « parler-vrai », ce qui correspond bien au sens
que son auteur entend lui donner, ou négativement, sur le fond, comme un
langage populiste, et sur la forme, comme un parler-incorrect, qui ne s’embarrasse
guère des règles syntaxiques et grammaticales de la langue française.
C’est sur ce dernier aspect, comme symbolique du pouvoir,
que j’aimerais parler l’accent.
Double rupture donc, dans le style, et dans l’usage
fréquent, pour ne pas dire systématique, du parler familier. Une première dans l’histoire
de la V°
République, et oserais-je dire, vraisemblablement dans toute l’histoire de
l’Etat français, depuis au moins la création de l’Académie française, au début
du XVII° siècle.
Il ne s’agit pas d’un langage de simplification volontaire
qu’un homme d’Etat peut être amené à employer,
au risque de commettre quelques entorses à la langue, dans un contexte de
convivialité, mais d’un style public, direct, non construit, et ponctué de
fautes.
Ainsi, l’usage intempestif qu’il fait du pronom personnel
« je », l’éloigne radicalement de ses prédécesseurs.
Cette personnalisation du style donne d’abord l’impression
que le discours est totalement autocentré ; ensuite, elle rompt avec le
style passif et général, caractéristique d’une tradition française qui veut que
le chef de l’Etat, incarnation de l’ensemble de la nation, doit avoir de la
hauteur.
Déclinée par une hypercorrection, pour reprendre un concept
que Bourdieu a notamment utilisé dans son livre, Ce que parler veut dire, la hauteur dans ce cas n’est pas synonyme de
distinction sociale, un langage de dominant, il est d’ailleurs tout aussi
illusoire de penser que c’est celui qui parle bien qui dit ce qui est vrai et
juste, une croyance populaire malheureusement encore répandue.
Elle implique seulement la distance, la réserve et la
sobriété qu’exige la position de celui qui représente la France et les Français,
quelque que soit le gouvernement. Chirac, Mittérand, Giscard, Pompidou, et de
Gaulle bien sûr, avaient tout naturellement adopté le style impersonnel,
réfléchi et détaché qu’exige la fonction de chef d’Etat.
Un exercice sans doute difficile, force est de le
reconnaître, pour un Sarkozy omniprésent, quasi-ubiquitaire, hyperactif,
impatient, et nerveux.
Enfin, ce que révèle le recours au « je », dont le
président use abondamment, c’est qu’il expose son auteur à ce relâchement qui
caractérise la langue vulgaire, à ces fautes qu’on ne s’autorise qu’en privé,
comme par exemple de ne pas user de l’adverbe de négation, « ne »,
comme de dire : j’ai pas dit, j’ai pas fait, je vais pas, je pense pas,
j’irai pas.
La secrétaire d’Etat à la politique de la ville, Fadela
Amara, ex-présidente de l’association NPNS, et transfuge du PS, avait, il y a
quelques semaines, qualifié la loi sur les tests ADN pour le regroupement
familial des immigrés, de « déguelasse ».
Une liberté de langage que l’ensemble de la classe
politique, ou presque, n’a pas jugé déplacé, parce que tout le monde comprenait
que l’indignation légitime, quand on est fille d’immigrée et qu’on vient de la
banlieue, pouvait justifier un tel écart.
Un écart somme toute mineur, mais qui procède, toutes
proportions gardées, de cette même démagogie qui suppose que l’adoption du
langage de la banlieue nous rend plus légitimes dans la banlieue.
A fortiori quand on vient de la banlieue. Sauf que tous les
Français issus de la banlieue ne s’expriment pas en verlan, cette espèce
d’argot qui inverse les syllabes, et que le monde du show-biz adopte, tout
aussi par démagogie.
En témoigne les expressions dont la ministre use dans le conseil
des ministres et dans le blog qu’elle a créé au lendemain de sa
nomination : « on va y aller à donf » (en français : on va
y aller à fond), «Je vous le dit cash »,
« bougez-vous », « fini la glandouille ».
Ce
qui rappelle les slogans sarkoziens, mais en plus familier.
L’adoption jusqu’à la caricature du langage dit banlieusard –ou supposé
tel-, destinée à donner une image de proximité, -que celle-ci soit réelle ou
non-, révèle une autre aporie : le fait que la ministre ne doit sa légitimité
politique qu’à cela même qu’on attend qu’elle fasse, ou qu’elle pense devoir
faire : parler le seul langage que les milieux auxquels elle est supposée
appartenir, peuvent comprendre.
Une telle division du travail renvoie à l’image diamétralement
opposée de la ministre de la justice, Rachida Dati, dont le CV est l’objet
d’une suspicion permanente. Par opposition à une Fadéla Amara, dont le seul
diplôme est un CAP d’employée de bureau, en tous points conforme à l’idée qu’on
se fait d’une ministre des banlieues, le parcours da la garde des sceaux ne
cesse d’étonner.
Une ascension sociale fulgurante pour une fille d’immigrés, le
fait qu’elle exerce ses fonctions sans porter les stigmates de sa différence
culturelle, sans afficher le réflexe immédiat de l’appartenance, c’est
forcément douteux.
Rachida Dati est ambitieuse, dit-on. Et pourquoi diable ne
le serait-elle pas ? L’ambition n’est-elle pas une qualité indispensable
dans les lieux du pouvoir ? En vérité, une femme arabe, issue de l’immigration,
à la tête d’un portefeuille important, si sûre d’elle, fortement contestée pour
sa politique, c’en est trop. Elle rappelle à quel point le vieux schéma de la
reproduction, selon lequel les élites françaises se recrutent depuis des
générations, dans les mêmes milieux et les mêmes grandes écoles, l’ENA, ou
Polytechnique, ne fonctionne plus.
Que Rachida parle un français académique parfait ou non,
importe peu. Son expression est trop lisse, trop peu marquée par ses origines
pour coller tout à fait aux catégories de la distinction sociale et culturelle.
Face à la langue corrompue qui se répand d’autant
plus dramatiquement, que les enfants et les adolescents qui l’adoptent plus
volontiers sont en situation de fragilité scolaire, de l’argot au verlan, en
passant par cet horrible charabia que véhicule la publicité, les courriers
électroniques, les chats et autres SMS, il est urgent de redonner à la langue sa
fonction républicaine de cohésion nationale, celle que l’école doit continuer
de remplir, par l‘apprentissage de la distance par rapport aux mots, qui seul
permet une relation saine à l’écriture.
On ne peut lutter contre les discriminations si le
langage devient un instrument de division, et on ne peut le faire qu’en aidant
à l’élévation vers la langue commune, par le dépassement des différences, et
non en nivelant par le bas.
Dans son livre, paru au Seuil en 2003, La langue est-elle fasciste ?, Hélène
Merlin-Kajman rappelait à juste titre le
lien historique entre la langue et la politique, depuis que François 1°, a
institué le français comme langue officielle
exclusive, un acte fondateur qui allait de pair avec la volonté d’instaurer
pleinement la chose publique, cette dimension éthique et civique qui constitue
la communauté politique.
Leïla Babès le 05/11/2007