Illusions dangereuses
Illusions dangereuses
Face à ce qui participe de
l’idéologie, c’est-à-dire l’illusion que le message d’un discours est vrai et
juste, la production d’un langage clair et critique sur le monde et les hommes,
reste le seul rempart. Le but d’une telle entreprise n’est pas de proposer un
contre-discours porteur des mêmes prétentions, mais seulement à tenter de
démonter toute logomachie qui vise à masquer le réel.
L’idéologie comme
tromperie, dans ce sens marxien de ce qui masque la réalité, s’instaure
insidieusement comme une croyance. Elle est même passée au statut de croyance
doublement légitime en ce qu’elle agit d’une part comme consensus, pour
satisfaire les idées supposées refléter les opinions du plus grand nombre, et
d’autre part comme instrument de défense de ce qu’il est convenu d’appeler les
minorités.
Dans son souci de
dé-légitimation du langage qui fâche, choque, provoque ou stigmatise –la
stigmatisation : voilà un mot devenu un véritable instrument
d’intimidation contre tout discours critique-, cette nouvelle idéologie qui se
distingue de celle que Marx réserve aux classes dominantes en ce qu’elle est
diffuse et qu’elle s’étend à des milieux divers (médias, politiques, groupes de
pression), produit un autre langage dont la logique la plus répandue est
l’euphémisation.
Les effets pervers de
cette «langue de bois » sont repérables à deux niveaux : 1) en
substituant un mot par un autre mot jugé plus « politiquement
correct », elle aboutit à nier le réel, à en altérer le sens ; 2) en
croyant oeuvrer pour la défense des minorités, les nouveaux idéologues en
viennent finalement à maintenir leurs protégés, supposés incarner les
« faibles », dans leurs particularismes ethniques ou religieux, leur
fermant ainsi l’accès à l’universel dont ils apparaissent finalement comme les
seuls représentants.
Depuis plus
de deux décennies, l’usage généralisé du terme de musulman, qualifiant
désormais l’ensemble des individus originaires du Maghreb, constitue en
lui-même une série de leurres dont le moindre n’est pas l’éradication pure et
simple de l’arabité. Il ne s’agit pas, dans cette tentative de
dés-essentialisation de l’islam, de tomber dans le travers inverse en considérant l’arabité comme un donné naturel,
anhistorique. Les Arabes du Maghreb sont majoritairement des descendants de
berbères arabisés et ne sont ni plus ni moins arabes que les Arabes du
Moyen-Orient.
Or, tout se
passe comme si l’arabité était devenue le summum de l’infamie. C’est que
l’appartenance à cette culture a été à un tel point associée à l’idée de race
que tout ce qui peut rappeler les anciens (ou présents) préjugés raciaux à
l’égard des Arabes, à commencer par le mot, doit être escamoté, comme si le
fait de jeter l’enfant avec l’eau du bain était le meilleur moyen de
s’auto-déculpabiliser. Du coup, nous nous retrouvons face à cette illusion que
les Arabes de France qui confessent l’islam ne sont pas arabes, mais seulement
musulmans. Une telle sur-détermination du référent « islam » joue
donc à la fois comme agent de monopolisation du registre identitaire, et comme
instrument de disqualification d’une forme d’appartenance importante,
l’arabité, voire dans certains cas, d’exclusion de toute autre forme
d’appartenance.
De ce
mécanisme culturaliste où la réalité est à la fois transposition surréelle et
dénégation, les Arabes de France ont participé, inconsciemment pour la plupart,
délibérément pour ceux d’entre eux qui militent pour une islamité exclusive.
En
qualifiant les Arabes de « musulmans » -qui faut-il le préciser ne
confessent pas tous la religion musulmane-, on joue sur les mots à partir du
même registre : l’identitaire. C’est à un détournement de sens et de
pouvoir qu’une telle taxinomie conduit. D’une part l’islam n’est jamais perçu
comme une appartenance individuelle, mais toujours comme une communauté
monolithique, intrinsèquement et ethniquement définie par le label
religieux ; d’autre part, la « communauté » est rabattue sur une
minorité agissante qui se trouve investie d’un pouvoir de représentation,
submergeant le champ de la parole publique sur l’islam, imposant une vision
quasi-unifiée autour de ses propres conceptions. Seule cette minorité profite
des dividendes de cette gigantesque farce : les islamistes, eux-mêmes
fortement demandeurs d’une telle déculturation par l’islamique, représentés par
leurs organisations et leurs prédicateurs, et dont les avancées sont d’autant
plus importantes qu’ils ont reçu le soutien de certains courants
médiatico-politiques de gauche qui ont cru reconnaître dans ce néo-clergé, les
nouveaux damnés de la terre, un substitut à la classe ouvrière.
Si cette
affaire rappelle une autre entreprise de « débaptisation », celle qui
a remplacé le mot « noir » par « black », ses implications
politiques sont autrement plus importantes. Car en prétendant défendre l’ensemble
des musulmans lorsqu’ils ne font que soutenir les thèses islamistes, ces
courants, et tout particulièrement certaines personnalités qui ont entraîné les
institutions ou les organismes qu’ils représentent par leur engagement
inconditionnel dans cette bataille, ont finalement montré que l’objet de leur
combat n’est que l’alibi, l’instrument d’un projet dont les enjeux sont
ailleurs : la remise en cause des valeurs de la modernité, et notamment la
laïcité.
L’une des
dérives de cette assignation identitaire des citoyens de confession –ou de
simple appartenance- musulmane, a donc été de considérer les
« musulmans » comme une communauté susceptible de faire l’objet d’un
racisme spécifique. C’est pourquoi en faisant de la lutte contre « l’islamophobie »
leur cheval de bataille, au risque de bloquer toute tentative de critique à
l’endroit de l’islam et des musulmans, ceux qui ont investi ce
« créneau », apportent un surcroît de confusion qui ne peut être que
préjudiciable à ceux-là même qu’ils prétendent défendre. D’abord parce qu’à
force de dire que c’est l’islam qui est l’objet de la détestation, ils en
viennent à masquer les véritables causes de l’exclusion : le nom, le faciès, ou l’exhibition de signes
extérieurs de la différence. Ensuite, quand cessera t-on d’user et d’abuser de
cet instrument de chantage qu’est cette rengaine sur l’islamophobie qui
tétanise nombre de français qui n’osent plus dire ce qu’ils pensent ? Ce n’est
pourtant pas compliqué, la critique n’a rien à voir avec le racisme !
La critique
est un bien trop précieux pour être sacrifié sur l’autel de la langue de bois
démagogique, et nous qui avons la chance de vivre dans un pays de liberté,
devons tout faire pour défendre cette liberté contre ceux qui tentent de la
détruire, ceux-là même qui sous d’autres cieux pratiquent la chasse aux
sorcières. La critique n’est pas seulement un garant de liberté et un rempart
contre les totalitarismes, elle est, face à la nouvelle idéologie qui a trouvé
dans le langage de la confusion, le moyen d’endormir les esprits naïfs,
l’expression même de la raison.
Leïla Babès,
le 02/02/2005