Le Pape et l'islam
Le Pape et l’islam
Par-delà
la polémique : pour un débat franc et fraternel
Article publié dans Vues d’ensemble, La revue de l’université catholique de Lille, n°31, Octobre 2006
Le discours
que le Pape Benoît XVI a prononcé à l'université de Ratisbonne le 12 septembre dernier,
aurait dû provoquer une onde de choc positive dans les milieux musulmans, au
lieu de l’habituel concert de jérémiades et de scènes d’hystérie collective, ponctuées hélas par des
agressions et des actes de barbarie.
Comment, devant le spectacle affligeant de cette
propension exécrable à manifester son mécontentement en recourant au registre
de l’émotionnel, ne pas donner raison au Pape ? Une fois de plus, une fois
de trop, les Musulmans ont montré leur incapacité à dépasser le niveau victimaire
pour poser un acte rationnel et raisonnable, a fortiori si l’offense est
réelle.
Il va sans dire qu’en parlant des Musulmans, je
grossis le trait intentionnellement pour pointer sur un problème de conscience,
non pour incriminer la totalité des musulmans, ce qui serait absurde. Car il y
aurait beaucoup à dire sur les motivations religieuses et/ou politiques,
réelles ou feintes, ainsi que sur les milieux qui oeuvrent dans ce sens :
dirigeants, dignitaires religieux plus ou moins officiels, extrémistes de tous
bords, chefs de guerre. Beaucoup sont passés maîtres dans l’instrumentalisation
des frustrations les plus élémentaires des couches populaires, exacerbant les
clivages religieux, jouant sur le ressentiment et l’humiliation.
Dans cette crise où
l’islam est devenu le référent privilégié de l’expression politique,
identitaire, sociale, culturelle, un alibi de choix pour les despotes et un
instrument idéal pour neutraliser toute aspiration aux libertés individuelles,
le risque est grand que le milliard de musulmans qui ne s’exprime pas se
confonde avec les quelques milliers de fanatiques qui brûlent des drapeaux ou
plus grave, des églises, à Gaza, Oman, Peshawar ou Islamabad. Face à toute
cette violence qui se donne à voir, il devient difficile de faire le tri entre
un simple badaud et un terroriste qui a tué plus d’une fois.
Mettant très justement en exergue l’usage de la violence,
cette pathologie de la religion, le Pape cite l’Empereur qui expliquait ainsi à
son interlocuteur musulman, l’absurdité de la propagation de la foi par la
violence : « Dieu n'aime pas le sang- dit-il-,
ne pas agir selon la raison (…) est contraire à la nature de Dieu. La foi est
le fruit de l'âme et non du corps. Celui qui veut conduire quelqu'un vers la
foi, doit être capable de bien parler et de raisonner correctement et non
d'user de la violence et de la menace…Pour convaincre une âme raisonnable on
n'a besoin ni bras, ni d'armes, ni non plus d'un quelconque moyen par lequel on
peut menacer quelqu’un de mort… »
Comment ne pas souscrire à ce beau principe que le Pape a
rappelé, selon lequel la violence est contraire à la nature de Dieu et à la
nature de l'âme ?
Venons-en à présent au
passage qui a scandalisé les Musulmans. S’adressant à son interlocuteur
musulman dans un ton polémique qui n’a pas échappé au Pape, Manuel II lui
dit : : « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de
nouveau. Tu ne trouveras que des choses mauvaises et inhumaines, comme le droit
de défendre par l'épée la foi qu'il prêchait ».
Si le propos peut choquer les esprits naïfs, quiconque
connaît un tant soit peu l’histoire des relations passées entre les deux
religions ne verrait là qu’un échantillon banal du discours polémique habituel,
fût-il celui d’un érudit, et fût-ce dans un esprit de dialogue, comme c’est le
cas dans cette controverse.
Quant à
l’allusion à l’épée, il ne s’agit pas d’un simple reliquat du Moyen âge, c’est
un symbole qui figure dans le drapeau de l’Arabie Saoudite, et dans celui de
l’organisation des Frères musulmans, dont la devise est : « L’islam
est religion et politique, adoration et commandement, Coran et épée unis de
manière indéfectible ».
S’agissant donc du jihâd, le Pape dit dans son allocution :
« L'Empereur savait certainement que dans la sourate II, 256, on peut
lire : « Aucune contrainte dans les choses de la foi ».
C'est un texte de la période initiale, disent les experts, durant laquelle
Mahomet était lui-même sans pouvoir et menacé. Mais naturellement, l'Empereur
connaissait aussi les dispositions développées plus tard et fixées dans le
Coran concernant la guerre sainte »[1].
Si le verset 5
commande de tuer les polythéistes, le verset 29 autorise le combat de tous ceux
qui ne croient pas à « la religion du Vrai », y compris « parmi
ceux qui ont reçu l’Ecriture », levant ainsi l’interdiction de tuer les
« Gens du Livre ». Le verset désigne donc clairement les Juifs et les
Chrétiens, et si ceux-ci ont pu avoir la vie sauve par la suite, moyennant
paiement de l’impôt de capitation (jizyâ), le verset n’en existe pas
moins, et on comprend qu’il puisse être considéré comme une source de
légitimation pour les terroristes qui ont déclaré la guerre aux Juifs et aux
« Croisés ».
Si le Coran -dans sa période médinoise, de 622 à 630-
et les hadiths[2]
s’inscrivent globalement dans le contexte guerrier qui opposait le Prophète aux
polythéistes mekkois ou aux Juifs de Médine, le jihad prôné par les extrémistes
contemporains, comme guerre totale, se distingue du jihad classique en ce qu’il
ne se conforme pas à l’éthique du combat et des règles tirées des sources
religieuses : jihad défensif, délimitation du territoire de l’ennemi,
respect de l’intégrité des prisonniers et des non-combattants (femmes, enfants,
vieillards et invalides), etc… L’extension du combat armé à un ennemi extérieur
–alors même qu’il n’est pas forcément coupable d’agression-, et à un ennemi
intérieur (d’autres musulmans par l’acte d’excommunication), la proclamation du
jihad comme une obligation individuelle (et non plus collective), et même comme
un sixième pilier de l’islam, la dé-territorialisation par laquelle les
terroristes peuvent frapper n’importe qui, n’importe où, tout ceci est le fait
du radicalisme contemporain, inspiré d’idéologues extrémistes comme l’Egyptien
Sayyid Qutb ou le pakistanais Mawdudi, et les générations de disciples qui leur
ont succédés.
Avec le terrorisme islamiste, c’est la guerre aveugle
et meurtrière, la barbarie.
Ceux des musulmans qui entendent se désolidariser de
cette violence aveugle avancent presque toujours les mêmes arguments :
l’islam est étranger à ces actes de violence, c’est une religion de paix et de
fraternité et les auteurs de ces attentats ne sont pas des bons musulmans,
voire ne sont pas musulmans du tout.
Reste que cette réaction naïve occulte cette triste
réalité : les terroristes agissent au nom de l’islam, et s’ils n’hésitent
pas à interpréter les textes d’une manière abusive et dévoyée, ils justifient
toujours leurs actes en s’appuyant sur des références qui existent bel et bien
et qui n’ont guère fait jusqu’ici l’objet d’une remise en question.
Les condamnations des
attentats et des actes terroristes qui sont prononcées de temps à autre, sont
nécessaires mais non suffisantes. C’est le terrorisme dans l’absolu qu’il faut
disqualifier. Allons plus loin : il faut neutraliser la violence comme un
mal qui ne doit pas corrompre la foi et la renvoyer définitivement du côté du
profane.
Cet événement sanglant qui
se produisit pendant l’apostolat du Prophète devrait servir de source de
méditation : le massacre de prisonniers polythéistes, commis par le
général Khalid Ibn Al-Walid, à l’encontre des recommandations du Prophète.
Question : Khalid était-il un fou sanguinaire ou un compagnon intouchable,
assuré d’aller au Paradis ?
On
est surpris de constater que pour étayer son analyse, le Pape ait recouru à un
texte écrit par un polémiste, en plein contexte de rivalités religieuses, dans
une Constantinople en butte aux assauts de l’armée ottomane. Il est non moins
surprenant de lire sous la plume s’un islamologue aussi distingué que le
Libanais Khoury, pourtant fin connaisseur de la théologie musulmane, un
commentaire aussi grossier. L’image obscure qui se dégage de l’évocation d’Ibn
Hazm dans ce passage ne ressemble en rien à celle qu’a laissée cet homme
brillant, né à Cordoue à la fin du X° siècle, théologien, philosophe, juriste,
historien et poète. Mais plus que tout, ce que Khoury aurait dû rappeler, c’est
qu’Ibn Hazm appartenait au Zahirisme, un courant minoritaire, attaché à la
lettre du texte (le zâhir).
Du
reste, la pensée théologique de cet auteur qui connaissait fort bien la
philosophie aristotélicienne, était bien plus subtile que ne le laisse entendre
le commentaire expéditif de Khoury. Voici en quels termes le même Roger
Arnaldez, résume sa pensée sur cette question : « En somme, (pour Ibn
Hazm), l’homme est créé libre en chacun de ses actes, et cela avec sagesse, car
Dieu met chaque être à sa place. La liberté appartient à l’homme sans cesser
d’être dans la main de Dieu »[3].
Cette question importante
de la prédestination et du libre-arbitre, que le Coran n’a pourtant pas
soulevée avec précision, mais qui a fait l’objet d’une production théologique
foisonnante, ne mérite certainement pas qu’on lui règle son compte avec une
telle désinvolture.
Sil est vrai que le Coran qui affirme que
la parole de Dieu est inscrite sur la tablette céleste, et qu’elle contient la
totalité de l’avenir du monde et des hommes, donne le primat à la
toute-puissance de Dieu, le libre arbitre humain est tout aussi clairement
affirmé. Bien au contraire, le Texte coranique insiste bien sur le fait que les
hommes sont responsables et comptables de leurs actes face à la justice de
Dieu. C’est sur cette coexistence entre prédestination absolue et
responsabilité de l’homme, que les courants théologiques se sont divisés.
Quoiqu’il en soit, et contrairement à l’image stéréotypée
héritée des querelles médiévales d’un Dieu musulman écrasant par sa
transcendance, les thèmes de la prédestination et du libre-arbitre ont été
longtemps débattus, et la notion de raison était présente chez un grand nombre
de penseurs. Dès le début du VIII° siècle, avec la propagation de la
philosophie grecque, les savants de l’islam ont confronté les questions qui
touchent à la foi, la
Création, le destin de l’homme, la prophétie et les fins
dernières, à la science hellénistique.
Le Mu’tazilisme, le courant le plus rationaliste -et auquel
Ibn Hazm était farouchement opposé-, privilégia le libre-arbitre, considérant
que le mal était le résultat des actes commis par les hommes, et non un dessein
de Dieu, car dans ce cas, la punition divine n’aurait pas de sens. Cette
doctrine s’était également distinguée par l’idée selon laquelle le Coran était
créé et non incréé (éternel), en ce sens qu’on ne pouvait lui appliquer les
attributs réservés à Dieu. Certes, le Mu’tazilisme n’a pas prévalu comme
doctrine dominante. Mais réduire la
théologie musulmane à un schéma caricatural inspiré du propos, extrait de son
contexte, d’un penseur andalou appartenant à un courant minoritaire, lui-même
réduit à une caricature, c’est aller vite en besogne.
Cela étant, il est vrai que depuis que le domaine du droit a
disqualifié les autres disciplines et l’ensemble du savoir encyclopédique qui
faisaient la grandeur de l’islam, ce qui tient lieu aujourd’hui de
« pensée religieuse », c’est une pensée juridique réifiée. Il suffit
d’observer le désarroi des imams et autres gestionnaires de lieux de culte
lorsqu’ils sont confrontés à des théologiens chrétiens ou juifs, pour s’en
convaincre.
Un autre fait troublant montre à quel point l’islam a régressé
: les attaques à Gaza, contre des
églises orthodoxes, dans un pays de pluralisme religieux. Il est consternant de
voir que les jeunes musulmans d’aujourd’hui, contrairement à leurs aînés,
ignorent tout du christianisme.
En tous cas, ce n’est pas dans les
discours des représentants officiels -et moins officiels- de la religion, mais
paradoxalement dans les écrits des penseurs modernistes et laïques, que nous
pouvons trouver des éléments susceptibles de nourrir la réflexion théologique.
Comment parler du statut de Jésus dans le Coran, de
la trinité, de la question de l’engendrement de Dieu, du libre-arbitre, de la
raison, du salut des croyants et des incroyants ? Autant de questions qui
exigent que l’on renoue librement avec le débat théologique pour s’atteler à
une refonte de ce champ fertile que des esprits étroits ont rendu stérile.
C’est à cette seule condition que l’islam deviendra un interlocuteur crédible
du dialogue inter-religieux
C’est là une vision
essentialiste qui fait table rase de l’historicité des religions, et qui de
plus, recourt à un comparatisme où l’une des deux parties ne peut qu’avoir..
raison de l’autre.
Des exemples
d’historicité ? Je me bornerai à en citer deux :
1) le rôle des Arabes dans
la traduction et la transmission de la science et de la philosophie grecques.
L’héritage hellénistique transmis par les Musulmans à l’Europe chrétienne, a
d’ailleurs atteint son apogée avec Averroès dont la pensée a nourri celle d’un
Saint Thomas d’Aquin. Nul besoin d’en dire plus. Il est pour le moins amusant
que le Saint-Père m’ait donné là une bonne raison de rappeler la grandeur
passée de l’islam, moi qui ai toujours ressenti de l’agacement à voir tant de
musulmans s’en glorifier, lorsqu’il s’agissait surtout de s’interroger sur les
raisons du déclin.
Dans le dernier passage
que je retiens, le Pape dit : « Quand on constate cette rencontre(
entre la foi biblique et la raison), on ne peut guère s'étonner que le christianisme,
en dépit de son origine et de son important développement en Orient, ait fini
par trouver en Europe le lieu de son empreinte historique décisive. Nous
pouvons dire à l'inverse : cette rencontre, à laquelle s'est ajouté par
la suite l'héritage romain, a créé l'Europe et reste le fondement de ce qu'on
peut avec raison appeler Europe ».
Une seule question me
vient à l’esprit à l’évocation de cette Europe dans laquelle l’islam ne trouve
pas la moindre petite place et qui se confond pour ainsi dire avec le
christianisme romain : comment peut-on être européen et musulman ?
2) S’il est vrai que
l’Eglise catholique a connu une extraordinaire ouverture avec le Concile
Vatican II et une modernisation de la pensée théologique -ce que sociologues et
théologiens ont appelé « sécularisation interne »-, il ne faut pas
perdre de vue que la modernité s’est d’abord construite « contre » la
religion.
Dans la perspective d’une
étude comparée des religions, et quoiqu’on puisse penser des différences
théologiques, bien réelles, entre judaïsme, christianisme et islam, les trois
religions appartiennent à la même aire de civilisation et constituent ce que le
sociologue allemand Max Weber appelle « les religions éthiques ». En
introduisant l’idée d’un Dieu transcendant qui sépare l’homme de son cosmos,
elles ont accompli un travail de dé-magification, qualité rationnelle des
prophéties éthiques.
Mais une telle rationalité
n’a rien à voir avec la rationalité scientifique qui s’est opérée d’une manière
radicale avec l’avènement de la modernité, dans tous les champs de la société,
mais également, et fondamentalement, comme vision du monde. La science n’est
plus ce savoir déterminé par les conceptions religieuses et morales du monde,
mais un domaine de production autonome, en constant progrès.
L’effondrement de la vision du monde telle qu’elle
était dominée par la morale religieuse, signifie que la religion n’exerce plus
son emprise sur les domaines du social, du politique, du culturel, du
judiciaire. En un mot, elle ne contrôle plus que ses affaires propres.
Ce qui ne signifie pas que la sécularisation a sonné
le glas des religions, mais seulement que celles-ci ne peuvent plus comme dans
le passé, imposer ce « sacrifice de l’intellect » qu’est la
mutilation de l’intelligence auto-suffisante qui permet la libre critique, et
que la modernité seule, en substituant à la vision du monde religieuse
l’exercice autonome de la raison scientifique et technique, a rendu possible.
Une des questions que se
posaient les penseurs musulmans de la fin du XIX° siècle était de savoir
comment on pouvait accéder à la modernité et rattraper le retard technologique
sans perdre sa foi et son identité. Question fausse pourrait-on dire, lorsqu’on
mesure à quel point le problème n’est pas celui de la perte, mais bien celui de
la conversion mentale qui accompagne la modernité dans le rapport à la foi et à
l’identité.
Le vrai problème
aujourd’hui consiste à s’interroger sur les moyens qui empêchent l’accès à la
modernité. Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas la
religion qui est le véritable obstacle à cette émancipation, mais bien la peur
de la liberté qu’offre en perspective l’avènement de la modernité, une liberté
qui risquerait de mettre à mal les mécanismes de la tyrannie, et dont la
religion a longtemps servi et continue de servir de source ultime de
légitimation. Le blasphème, l’apostasie, le péché, tous ces concepts puisés
dans le langage religieux ne sont que leurre et mystification destinés à cacher
l’enjeu véritable : l’emprisonnement de l’espace du politique dans un
imaginaire archaïque, et le refus de l’autonomie du sujet.
L’islam est donc l’alibi
qui sert à justifier l’assujettissement à la tyrannie, et non comme le
prétendent certains, sa cause profonde.
Leïla Babès
[1] Cette notion de « guerre sainte » qui sert souvent de traduction au concept de jihad est pour le moins inadéquate. Il n’y a pas de guerre « sainte » dans l’islam, et l’expression elle-même ne figure pas dans le corpus des textes islamiques.
[2] Les
hadiths, ou la Sunna
(tradition du Prophète) sont l’ensemble des actes et des dires du Prophète, et
ont constitué la deuxième source d’inspiration pour l’élaboration de la Loi religieuse.
[3] Encyclopédie de l’islam, article « Ibn Hazm ».