Berriane
Que se passe t-il à Berriane ?
Que se passe t-il donc à Berriane ? Autant que
les affrontements qui éclatent régulièrement depuis le mois de mars dans cette
petite ville du sud algérien entre Arabes et Mozabites de rite ibadite, jusqu’aux
derniers incidents du week-end dernier, ce qui inquiète et exaspère à la fois,
c’est que personne, politiques et élus comme journalistes, ne semble capable de
donner la moindre explication sur les causes profondes d’un conflit d’autant
plus grave qu’il touche à deux groupes de citoyens d’appartenance identitaire,
ethnique et confessionnelle, différente. Autant dire qu’il y va de l’unité de
la nation, si l’on considère que cette petite localité de la wilaya de
Ghardaïa, pratiquement inconnue de la plupart des Algériens, contient nombre
d’ingrédients propices aux divisions et aux troubles sociaux : cohabitation
de deux communautés dont l’une, la mozabite, vivant repliée sur elle-même, a
toujours pratiqué une stricte endogamie et une claustration féminine
rigoureuse, et l’autre, les Chaamba, présentant une sorte d’homogénéité
segmentaire, introduit une note tribale, présence de l’Etat et d’élus, et bien
sûr appartenances idéologiques. Pour autant, le particularisme
ethnico-religieux de Berriane ne l’empêche pas d’être à l’image de toutes les
villes d’Algérie, avec son lot de chômage, de pauvreté, de différences de
classes, et de corruption.
La question est : pourquoi aujourd’hui ?
Pourquoi, alors qu’ils ont vécu pendant des siècles en intelligence avec leurs
voisins, les paisibles Mozabites deviendraient-ils tout d’un coup belliqueux et
vindicatifs au point de saccager des biens et brûler des maisons ? Je
rappelle pour ceux qui l’ignorent, que ceux qu’on désigne habituellement par la
région qu’ils habitent, le Mzab, à
Naturellement, les Mozabites n’ont rien à voir avec
le courant extrémiste kharijite qui s’est distingué dans les premiers siècles
de l’islam par l’assassinant de Ali ibn Abi Tâlib et par les nombreuses
révoltes contre les Califes ; ils appartiennent à une école tournée vers
la piété et présentent les caractéristiques habituelles des minorités
religieuses : repliés sur eux-mêmes, ils accomplissent leurs rites sans
ostentation, cachent leurs femmes, et de plus, ont une éthique qui les
apparente aux protestants : très travailleurs, ces commerçants voyageurs
qui ont toujours vécu dans les grandes villes du nord, et aujourd’hui en
Europe, laissant la plupart du temps leurs épouses dans le Mzab, sont aussi
très attachés aux coutumes patriarcales de la claustration féminine, un trait dont
l’accentuation s’explique probablement par leur statut de minorité.
Les Mozabites ont toujours voyagé, ce sont des
citoyens exemplaires, ils connaissent l’Algérie et les Algériens, mais il est
vrai que leurs coutumes et leur vie en communauté restent mal connues.
Est-ce une raison pour en faire des parias ?
Pourquoi les Malikites –j’utilise ce mot par commodité-, qui n’avaient jamais
agressé les Mozabites qu’ils côtoient dans le Mzab aussi bien que dans les
villes du nord, en voudraient-ils tout d’un coup à cette communauté qui a
toujours fui les conflits ?
En tous cas, sur place, la confusion est à son
règne : deux morts, des centaines de blessés, des dizaines
d’habitations incendiées et saccagées, deux communautés qui s’accusent
mutuellement ou qui accusent les représentants de l’Etat, et des
brigades antiémeutes qui usent sans modération des bombes lacrymogènes.
L’autre thèse, soutenue par différents protagonistes,
est celle du complot, de fauteurs de troubles manipulés dans le but de
déstabiliser toute la région.
De fait, depuis mars 2008, un mouvement
d’exil a commencé dans les quartiers mixtes de la ville, les plus exposés, les
habitants abandonnant leurs demeures et leurs commerces.
A qui profite le crime ? Telle est
la question qui vient à l’esprit. S’agirait-il d’un projet de purification
ethnique ? Des Mozabites, accusant les forces de l’ordre de parti pris, et
se disant victimes de hogra, d’oppression, le pensent. Depuis la montée des
courants fondamentalistes et extrémistes et la surenchère avec laquelle des
élus et des représentants de l’Etat et du gouvernement se livrent avec eux, la
bigoterie, l’intolérance, et la chasse aux sorcières règnent, surtout dans les
petites bourgades. Des groupes organisés en milices contrôlent les mosquées,
traquant la moindre petite différence. Dans ces conditions, quoi de plus
logique de s’en prendre à une minorité ethnique et confessionnelle, qui plus est,
nantie, avec ses commerces, ses terres, ses oasis et ses capitaux.
Reste la piste politico-idéologique. Berriane,
majoritairement berbère, avait élu un maire RCD (appartenant au parti laïque,
dirigé par d’autres berbères), du moins jusqu’à ces dernières semaines,
puisqu’on apprend qu’il a été destitué. Les Mozabites accusent le préfet et les
représentants de l’Etat, partisans de l’alliance gouvernementale, de vouloir
éradiquer ce particularisme. Ils rappellent également les
événements de 1990, lors des élections municipales, à l’époque où la liste des indépendants, qu’ils
représentaient, avait remporté le scrutin contre la liste islamiste du FIS. Les
affrontements avaient fait deux morts en leur sein, d’ailleurs, les victimes
sont toujours des Mozabites. Ils accusent également la justice de partialité en
graciant le meurtrier après à peine deux ans de détention.
Les Mozabites n’apprécient pas davantage qu’on les
désigne par le terme de kharidjites, trop connoté d’extrémisme et trop propice
aux amalgames.
Je reviens donc à la question initiale. Comment
expliquer que les pieux et paisibles Mozabites se soient mêlés à cette foule en
délire ? D’abord il faut savoir que les acteurs ne ressemblent en rien à
ces barbus en turban et en sarouel qui vendent des coupons de tissus dans les
villes du nord. Il s’agit de jeunes, scolarisés dans les écoles de la République, participant
aux élections, et que selon toute évidence, dans cette ville mixte, ils ne
vivent pas repliés sur la communauté comme c’est le cas à Ghardaïa, la grande
ville Mozabite, et surtout à Beni Izguen, la ville-forteresse.
Pour tout dire, c’est d’un processus d’intégration qu’il
s’agit. Ce qui veut dire qu’à la faveur du déclin de la société traditionnelle
et du passage à la modernisation, la sortie du ghetto a conduit ces nouvelles
générations à rompre avec les traditions séculaires de leur communauté pour
ressembler au reste des Algériens. Autrement dit, ils ont fait exactement ce
que leurs ancêtres ne faisaient pas, à savoir se défendre et répondre coup par
coup. C’est sans doute ce qui explique que les appels au calme lancés par le
Conseil des sages de la communauté Mozabite soient restés sans écho.
Au mois de juin dernier, le ministre de l’intérieur
avait avancé lui aussi la thèse du complot, désignant vaguement, l'étranger.
Quelle que soit l’origine du conflit, la
responsabilité de l’Etat dans cette affaire est grande. Bouteflika devrait se
pencher personnellement sur ce dossier brûlant avant de briguer un troisième
mandant. Car quand on a la prétention d’être le président de tous les
Algériens, il faut veiller à ce que tous les Algériens se sentent en paix et en
sécurité, chez eux, dans leur pays, sur leurs terres, et vivent en bonne
harmonie entre eux. C’est ça, ou être le président des Harraga.
Leïla Babès le 04/02/2009