Anorexie et ascèse chez les femmes...
Anorexie et
ascèse chez les femmes
mystiques musulmanes et chrétiennes
Dans ce troisième volet de la série consacrée au
rapport au corps et à la nourriture, j’avais souligné dans la chronique qui
portait sur l’anorexie, et qui a fait suite à la première, sur le ramadan, deux
choses : d’abord que le phénomène anorexique, le refus de se nourrir,
touchait essentiellement les femmes, plus précisément les jeunes filles ou
jeunes femmes ; ensuite, qu’il
était plutôt un phénomène typique de l’Occident de tradition chrétienne.
Le sociologue Jacques Maître qui a consacré une
partie de ses travaux aux femmes mystiques dans le christianisme, s’est
justement posé la question de savoir si la dimension religieuse n’est pas
restée latente dans l’anorexie « moderne », c’est-à-dire chez les
jeunes filles anorexiques d’aujourd’hui qui ne se réclament nullement d’une
croyance religieuse quelconque, et encore moins d’un référent mystique.
Le sociologue s’est également interrogé sur les
autres traditions religieuses, et notamment musulmanes, et a prudemment avancé
que le phénomène semblait être plutôt caractéristique du monde chrétien –tout
au moins occidental-, hypothèse que je partage pour ma part.
Non pas que les mystiques musulmans, hommes et
femmes, n’aient pas pratiqué l’ascèse, le jeûne systématique, les veillées, le
refus de prendre des aliments trop riches comme la viande, et même différentes
méthodes de mortification comme le port de la khirqa, la bure en laine grossière qui blesse la peau et qui est
probablement à l’origine du mot sûfiyya,
le soufisme.
Dans les deux religions, on retrouve le même rapport
au monde : détachement des plaisirs et même des besoins terrestres, soif
d’absolu, recherche de la pureté, dépassement de soi, et désir de proximité
avec le divin.
Mais il ne semble pas que l’islam ait produit un phénomène
comparable à cette spiritualité chrétienne typiquement féminine qui a
pris son essor avec la révolution cistercienne, impulsée par Bernard de
Clairvaux au XII° siècle, celui qui deviendra plus tard St-Bernard.
Révolution
spirituelle bien sûr, avec un retour à l’austérité monacale, par réaction au
relâchement observé dans l’ordre bénédictin, en particulier l’abbaye de Cluny
dirigée par le fameux Pierre le Vénérable, qui a été à l’origine de la première
traduction du Coran en Occident, et aussi rôle de Bernard dans la création du
mystérieux ordre des Templiers ; révolution culturelle et architecturale,
et bien sûr politique.
Tout le
siècle est marqué par la personnalité hors-pair de Bernard de Clairvaux,
l’homme le plus important dela
Chrétienté, celui qui nomme et dé-nomme les papes, et qui va
lancer la deuxième croisade.
C’est
donc dans le contexte de cette révolution que les femmes mystiques anorexiques
vont émerger. Mais rien n’était simple dans cette affaire, et notamment le
calvaire de ces jeunes filles dont les parents et les officiels de l’Eglise
doutaient souvent de la sincérité religieuse. C’est l’Eglise qui après une
longue période d’observation devait décider si l’anorexie était signe de
sainteté, une maladie ou l’œuvre du Diable.
Peu
d’entre elles réussissaient à accéder à la reconnaissance des autorités
religieuses qu’elles étaient bien inspirées de Dieu. Mais dans ce cas, elles
faisaient ensuite l’objet d’une véritable vénération. C’est là toute la
différence entre la mystique dont les performances sont valorisées et l’anorexique moderne qui est rejetée
dans la catégorie des malades à soigner.
Dans la
perspective évoquée d’une filiation entre ces saintes et les anorexiques
modernes, Jacques Maître rappelle le lien entre l’anorexie et la boulimie, les
deux régimes extrêmes, du refus de la nourriture et de l’ingurgitation de
grandes quantités de nourriture, souvent en alternance chez la même personne.
Chez
les saintes, l’anorexie se double d’une boulimie « eucharistique »,
une sur-consommation de l’hostie, cette petite rondelle de pain que le prêtre
donne aux fidèles pendant la messe. L’hostie, symbole de la passion du Christ
dont le corps se donne à manger aux fidèles.
La
nourriture terrestre, rejetée, est en quelque sorte transmutée en corps du
Christ, objet d’amour et de consommation à la fois. Les musulmans ne
comprendront sans doute jamais, à juste titre d’ailleurs, comment on peut
manger son propre Dieu, même s’il a l’apparence d’une petite rondelle de pain.
Parmi les traits qui distinguent ces mystiques
anorexiques, Jacques Maître comme d’autres spécialistes, insiste davantage sur
ce qu’il appelle la rupture de la lignée féminine dans la transmission de la
vie, sans doute parce qu’il est lui-même catholique, et que le mariage et la fonction
de procréation qui lui est attaché, est un acte fondamentalement religieux,
consacré par l’Eglise. Il ne semble pas que dans l’islam, le célibat qui est un
attribut systématique chez les mystiques musulmanes, ait été remarqué plus
qu’un autre trait.
Il me semble plutôt que c’est dans le processus même
qui conduit au célibat que réside la clef des similitudes entre les femmes
mystiques des deux religions. En établissant une relation directe et
personnelle avec Dieu qui lui permet d’accéder au rang de mystique reconnue, la
jeune femme s’affranchit des contraintes de sa famille, de son rang social et
des codes sociaux qui l’accompagnent. Elle acquiert ainsi son autonomie et son
célibat que justifie sa consécration à Dieu, devient positif.
On retrouve le même schéma chez les mystiques
musulmanes, l’anorexie en moins, mais avec en plus un contexte familial et
social encore plus contraignant, et un charisme certain : le célibat et la
virginité, le refus du mariage, en particulier avec le cousin ou le prétendant
choisi par la famille, le rejet des avances ou des demandes en mariages des
princes, le mépris du pouvoir et le recours ou la menace du recours aux
qualités thaumaturgiques pour punir les méchants.
Mais par-dessus tout, ces saintes reconnues comme telles,
avaient la maîtrise du savoir islamique, ou étaient elles-mêmes des mystiques
qui évoluaient dans un milieu de mystiques, comme c’était le cas pour la grande
Rabi’a Al-‘Adawiyya, la sainte de Marrakech Sida Zuhra-el-Kush ou la mystique tunisienne Al-sayyida
‘Aysha Al-Mannubiyya.
En comparaison avec les mystiques musulmanes, non
anorexiques bien qu’ascétiques, et plutôt favorisées par leur naissance, leur
savoir, le prestige que confère leur immersion dans un milieu de mystiques,
leur habileté à manier la thaumaturgie, les mystiques chrétiennes sont plutôt
mal armées, avec pour seul moyen, leur détermination à aller jusqu’au bout du
processus de l’anorexie pour avoir une chance de se faire reconnaître, et
devenir enfin, libres.
Leïla Babès le 25/10/2006