Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le blog de Leïla Babès
19 janvier 2008

Anorexie et ascèse chez les femmes...

Anorexie et ascèse chez les femmes

mystiques musulmanes et chrétiennes

coral_29_ste

 

Dans ce troisième volet de la série consacrée au rapport au corps et à la nourriture, j’avais souligné dans la chronique qui portait sur l’anorexie, et qui a fait suite à la première, sur le ramadan, deux choses : d’abord que le phénomène anorexique, le refus de se nourrir, touchait essentiellement les femmes, plus précisément les jeunes filles ou jeunes femmes ; ensuite, qu’il était plutôt un phénomène typique de l’Occident de tradition chrétienne.

Le sociologue Jacques Maître qui a consacré une partie de ses travaux aux femmes mystiques dans le christianisme, s’est justement posé la question de savoir si la dimension religieuse n’est pas restée latente dans l’anorexie « moderne », c’est-à-dire chez les jeunes filles anorexiques d’aujourd’hui qui ne se réclament nullement d’une croyance religieuse quelconque, et encore moins d’un référent mystique.

Le sociologue s’est également interrogé sur les autres traditions religieuses, et notamment musulmanes, et a prudemment avancé que le phénomène semblait être plutôt caractéristique du monde chrétien –tout au moins occidental-, hypothèse que je partage pour ma part.

Non pas que les mystiques musulmans, hommes et femmes, n’aient pas pratiqué l’ascèse, le jeûne systématique, les veillées, le refus de prendre des aliments trop riches comme la viande, et même différentes méthodes de mortification comme le port de la khirqa, la bure en laine grossière qui blesse la peau et qui est probablement à l’origine du mot sûfiyya, le soufisme.

Dans les deux religions, on retrouve le même rapport au monde : détachement des plaisirs et même des besoins terrestres, soif d’absolu, recherche de la pureté, dépassement de soi, et désir de proximité avec le divin.

Mais il ne semble pas que l’islam ait produit un phénomène comparable à cette spiritualité chrétienne typiquement féminine qui a pris son essor avec la révolution cistercienne, impulsée par Bernard de Clairvaux au XII° siècle, celui qui deviendra plus tard St-Bernard.

Révolution spirituelle bien sûr, avec un retour à l’austérité monacale, par réaction au relâchement observé dans l’ordre bénédictin, en particulier l’abbaye de Cluny dirigée par le fameux Pierre le Vénérable, qui a été à l’origine de la première traduction du Coran en Occident, et aussi rôle de Bernard dans la création du mystérieux ordre des Templiers ; révolution culturelle et architecturale, et bien sûr politique.

Tout le siècle est marqué par la personnalité hors-pair de Bernard de Clairvaux, l’homme le plus important dela Chrétienté, celui qui nomme et dé-nomme les papes, et qui va lancer la deuxième croisade. 

C’est donc dans le contexte de cette révolution que les femmes mystiques anorexiques vont émerger. Mais rien n’était simple dans cette affaire, et notamment le calvaire de ces jeunes filles dont les parents et les officiels de l’Eglise doutaient souvent de la sincérité religieuse. C’est l’Eglise qui après une longue période d’observation devait décider si l’anorexie était signe de sainteté, une maladie ou l’œuvre du Diable.

Peu d’entre elles réussissaient à accéder à la reconnaissance des autorités religieuses qu’elles étaient bien inspirées de Dieu. Mais dans ce cas, elles faisaient ensuite l’objet d’une véritable vénération. C’est là toute la différence entre la mystique dont les performances sont valorisées et l’anorexique moderne qui est rejetée dans la catégorie des malades à soigner. 

Dans la perspective évoquée d’une filiation entre ces saintes et les anorexiques modernes, Jacques Maître rappelle le lien entre l’anorexie et la boulimie, les deux régimes extrêmes, du refus de la nourriture et de l’ingurgitation de grandes quantités de nourriture, souvent en alternance chez la même personne.

Chez les saintes, l’anorexie se double d’une boulimie « eucharistique », une sur-consommation de l’hostie, cette petite rondelle de pain que le prêtre donne aux fidèles pendant la messe. L’hostie, symbole de la passion du Christ dont le corps se donne à manger aux fidèles.

La nourriture terrestre, rejetée, est en quelque sorte transmutée en corps du Christ, objet d’amour et de consommation à la fois. Les musulmans ne comprendront sans doute jamais, à juste titre d’ailleurs, comment on peut manger son propre Dieu, même s’il a l’apparence d’une petite rondelle de pain.

Parmi les traits qui distinguent ces mystiques anorexiques, Jacques Maître comme d’autres spécialistes, insiste davantage sur ce qu’il appelle la rupture de la lignée féminine dans la transmission de la vie, sans doute parce qu’il est lui-même catholique, et que le mariage et la fonction de procréation qui lui est attaché, est un acte fondamentalement religieux, consacré par l’Eglise. Il ne semble pas que dans l’islam, le célibat qui est un attribut systématique chez les mystiques musulmanes, ait été remarqué plus qu’un autre trait. 

Il me semble plutôt que c’est dans le processus même qui conduit au célibat que réside la clef des similitudes entre les femmes mystiques des deux religions. En établissant une relation directe et personnelle avec Dieu qui lui permet d’accéder au rang de mystique reconnue, la jeune femme s’affranchit des contraintes de sa famille, de son rang social et des codes sociaux qui l’accompagnent. Elle acquiert ainsi son autonomie et son célibat que justifie sa consécration à Dieu, devient positif.

On retrouve le même schéma chez les mystiques musulmanes, l’anorexie en moins, mais avec en plus un contexte familial et social encore plus contraignant, et un charisme certain : le célibat et la virginité, le refus du mariage, en particulier avec le cousin ou le prétendant choisi par la famille, le rejet des avances ou des demandes en mariages des princes, le mépris du pouvoir et le recours ou la menace du recours aux qualités thaumaturgiques pour punir les méchants.

Mais par-dessus tout, ces saintes reconnues comme telles, avaient la maîtrise du savoir islamique, ou étaient elles-mêmes des mystiques qui évoluaient dans un milieu de mystiques, comme c’était le cas pour la grande Rabi’a Al-‘Adawiyya, la sainte de Marrakech Sida Zuhra-el-Kush ou la mystique tunisienne Al-sayyida ‘Aysha Al-Mannubiyya.

En comparaison avec les mystiques musulmanes, non anorexiques bien qu’ascétiques, et plutôt favorisées par leur naissance, leur savoir, le prestige que confère leur immersion dans un milieu de mystiques, leur habileté à manier la thaumaturgie, les mystiques chrétiennes sont plutôt mal armées, avec pour seul moyen, leur détermination à aller jusqu’au bout du processus de l’anorexie pour avoir une chance de se faire reconnaître, et devenir enfin, libres.

 

Leïla Babès le 25/10/2006

 

 

Revenir à la page d'accueil

 

 

Publicité
Commentaires
Le blog de Leïla Babès
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Catégories
Publicité