Le privilège du frustré
Racisme :
le privilège du frustré
C’est un fait qu’en France, le racisme, sous sa forme
brutale, a reculé. Non parce les racistes d’hier ne le soient plus, mais parce
que son expression publique a été marginalisée. Les luttes anti-racistes, l’implantation
durable de populations issues de l’immigration, et l’émergence de nouvelles
générations plus tolérantes ont conduit
à des formes de culpabilisation. L’adoption d’un langage plus policé, que certains
appellent improprement le politiquement correct, pour mieux le critiquer, a
peut-être également joué. On n’entend plus, sauf dans les cercles privés, ou sur
les sites internet d’extrême droite, le mot infamant de « bougnoule »
qui était en usage dans les années 60 et 70 pour désigner les Maghrébins.
Le racisme n’en perdure pas moins, sous des formes
plus ou moins déguisées. Le sentiment de culpabilité qu’éprouvent certains dans
leur hésitation à prononcer les mots « arabe »,
« maghrébin », ou « noir », comme s’il s’agissait d’une
infamie, le montre bien. Plus grave encore, le racisme passe par les
discriminations à l’embauche, au logement, et aux loisirs. Il prend aussi des
chemins détournés, plus subtils, mais tout aussi humiliants. Il s’attaque à
toutes les catégories, les pauvres comme les riches, les couches défavorisées
comme les milieux cultivés.
Il y a quelques jours, Mustapha Kessous, nous livrait
dans une tribune le témoignage vibrant des multiples vexations qu’il subit au
quotidien, malgré son statut de journaliste au quotidien le Monde. A lire son
récit, on comprend combien ce racisme ordinaire, bête et méchant, peut être
éprouvant pour un homme, lorsqu’il porte sur son visage, les stigmates de
ses origines. Mustapha Kessous en est même venu à gommer son prénom dans
l’exercice de son métier de journaliste, à force de voir les portes se fermer
sur lui à la seule évocation d’un nom, associé automatiquement à la figure de l’arabe
et du musulman. Il y en a même qui téléphonent au journal pour dire qu’un
Mustapha se fait passer pour un journaliste du Monde. Mustapha Kessous a
toujours besoin de brandir sa carte de presse pour prouver qu’il n’est pas un
chauffeur, un voleur ou un prévenu. Les discriminations pour délit de faciès et
de nom ne s’arrêtent pas là : difficultés à trouver un appartement,
suspicion des vigiles dans les magasins qui le surveillent de près, s’attendant
à le voir commettre un larcin, refoulement dans les boîtes de nuit, les taxis
qui ne s’arrêtent pas et les contrôles de police, jusque devant le siège du
Journal.
Et puis il y a ces plaisanteries de mauvais goût sur
les origines, d’autant plus inadmissibles lorsqu’elles sont le fait d’une
personnalité politique, comme ce fut le cas il y a quelques semaines pour Brice
Hortefeux, le ministre de l’intérieur.
Cette semaine, c’est Silvio Berlusconi qui remet ça.
Le chef du gouvernement italien avait déjà parlé de Barak Obama, à l’issue de
l’élection du président américain, comme d’un homme « jeune, beau et même
bronzé ». Cette fois, à son retour du G20, devant un public composé de son
gouvernement et de militants de son parti, il a déclaré : « Je dois
vous porter les salutations d'un homme qui s'appelle, qui s'appelle...
attendez, c'était quelqu'un de bronzé : Barack Obama! Vous ne le croirez
pas, mais ils sont deux à être allés à la plage pour prendre le soleil parce
que même sa femme est bronzée ! ».
Niaiseries, enfantillages, racisme, jalousie,
arrogance ? Il y a assurément un peu de tout cela à la fois chez le
puissant président du conseil italien qui est loin d’être un modèle de
démocratie lorsqu’on sait que l’homme d’affaires est à la tête d’un véritable
empire médiatique. Berlusconi dirige pas moins de trois
des sept chaînes de télévision privée, et contrôle les trois chaînes publiques,
de même qu’il possède un quotidien, un hebdomadaire et la principale maison
d’édition italienne.
Samedi dernier, ce sont 300.000 manifestants qui ont défilé dans les rues de la capitale italienne pour défendre la liberté de la presse et dénoncer les pressions exercées par Berlusconi sur les médias, en particulier les quotidiens La Republica et l'Unita qui ont rapporté les frasques sexuelles du dirigeant avec des call-girls.
Berlusconi, qui n’hésite pas à traiter les
journalistes indépendants de « crapules », est l’exemple même du
danger qui guette les démocraties lorsqu’elles échouent à empêcher l’alliance
entre la puissance de l’argent et le pouvoir politique.
Mais il fait aussi penser à cette frange de
l’Amérique blanche, raciste et réactionnaire, hostile à Barak Obama parce qu’il
est noir, et parce qu’elle s’oppose à sa réforme de la santé.
C’est l'ancien président démocrate
Jimmy Carter qui a lancé l’idée que ce mouvement d’opposition avait à voir avec
la couleur de peau du président, à quoi celui-ci, balayant d’un revers de main
la question raciale, a répondu qu’il était noir avant l’élection.
L’homme universel qui a été porté
au pouvoir pour les valeurs qu’il défend, ne pouvait faire une autre réponse,
même si son état de grâce a du plomb dans l’aile.
Pourtant les attaques racistes à son encontre ne
manquent pas. Dans les médias, dans les manifestations, cela va des allusions à
ses origines jusqu’aux moqueries racistes les plus infamantes, comme le fait de
le représenter en sorcier africain, un os en travers du nez, en fourrure de
singe, ou mangeant une banane.
Sur la chaîne CNN, le journaliste conservateur Lou
Dobbs va même jusqu’à demander que Barack Obama produise un extrait de
naissance pour prouver sa nationalité américaine, dans la droite ligne de tout
un mouvement parti en guerre contre le président, qui prétendent qu’il est né
au Kenya, et que de ce fait, il ne peut être éligible, donc président.
Si une page a été tournée avec l’élection de Barak
Obama, le racisme n’en a pas moins disparu. Il n’est pas surprenant que face aux réformes qu’Obama entend mener,
l’Amérique blanche, raciste, réactionnaire, armée jusqu’aux dents, celle que
Bush a incarnée, se manifeste dans cette période de crise. L’hostilité la plus
spectaculaire et la plus irrationnelle est celle qui s’est exprimée contre la
réforme de la santé qui vise à permettre un accès aux soins à quelques 40
millions d’américains qui n’ont pas de protection sociale. Vue d’Europe, et
tout particulièrement de France qui consacre le plus de dépenses en cette
matière, l’idée que l’on puisse refuser aux pauvres le droit de se soigner peut
surprendre. C’est oublier que cette Amérique réactionnaire, de tradition
esclavagiste, est aussi viscéralement anti-communiste, et que toute forme de
solidarité sociale évoque automatiquement le spectre du communisme.
Que conclure de tout ceci ? Qu’il s’agisse du
racisme ordinaire tel qu’il est décrit par Mustapha Kessous, des dérapages
répétés de Berlusconi sur la couleur de peau de Barak Obama comme de ce
renouveau de racisme dans les milieux réactionnaires américains contre le
président des Etats-Unis, l’objet du racisme est dans un cas, un journaliste
qui travaille pour le plus grand quotidien français, et dans l’autre le
président du pays le plus puissant de la terre, l’un arabe, et l’autre noir. L’hostilité
n’est pas dirigée contre des SDF, des chômeurs, un ouvriers, mais des personnes
qui ont fait une ascension fulgurante, toutes proportions gardées, et pour tout
dire exceptionnelle. La logique du raciste est la suivante : comment des
hommes appartenant à des races inférieures peuvent-ils se hisser à un rang
social supérieur ? C’est que la théorie raciale se conjugue souvent avec
un racisme de classe, et lorsque la logique de l’adéquation entre la race et la
classe est télescopée, la peur et la frustration se manifestent. En se
focalisant sur la couleur de peau ou l’origine supposée inférieure, annihilant
le mérite, la compétence et l’œuvre de l’individu, le raciste tente
désespérément de faire coller la réalité au cliché. Car selon sa logique irrationnelle,
l’individu jugé inférieur par sa race, sa couleur de peau ou son origine, ne
peut se hisser aux fonctions réservées à la civilisation dont il est l’unique
représentant. La frustration est d’autant plus grande pour le raciste qu’il lui
manque ces mêmes aptitudes qui sont reconnues à l’objet de sa phobie. Et s’il
n’y a plus de discrimination, alors quel privilège lui reste t-il à lui ?
Leïla Babès le 07/10/2009