Le ramadan comme jihad
Le Ramadan comme jihad
Le ramadan approche. Dans un contexte
de sécularisation marqué par une déchristianisation certaine, l’islam reste
pour les Français, la religion qui a le plus de vitalité par l’attachement de
ses fidèles à leurs pratiques, et dont la visibilité n’est pas la moindre des
caractéristiques. Suivi par les trois-quarts des musulmans, le jeûne du ramadan
est le rite religieux le plus populaire dans la France laïque, au point que
les enfants d’origine chrétienne, en sont venus à appeler le carême, « le
ramadan des chrétiens ». C’est un peu comme si l’islam était devenu un
marqueur confessionnel, une source de références pour toute forme de
religiosité, en même temps qu’un agent de dé-culpabilisation pour des croyants
autre que musulmans qui n’osaient pas dans le passé, afficher leur crédo.
La deuxième religion de France reste
cependant perçue comme une religion rigoureuse, exigeant de ses adeptes des
pratiques contraignantes. La rigueur de l'abstinence observée durant le Ramadan
reste incompréhensible. Les mêmes interrogations reviennent chaque année :
comment les musulmans supportent-ils de ne pas boire et manger du matin au
soir, durant un mois entier ? N'est-ce pas une observance inhumaine ? Selon une
idée communément admise, le caractère obligatoire des observances et le poids
des prescriptions sociales font de l'islam une religion de norme et de
contrainte. D'ailleurs, l'islam n'est-il pas à la fois dîn (religion), dunya
(vie terrestre), et certains seraient tentés d'ajouter dawla (Etat) ?
Il y a bien une spiritualité,
s'empresseront de préciser d'autres, mais elle est seulement le fait des
mystiques. L'idée répandue selon laquelle le soufisme, par les influences
extérieures qu'il aurait subies, serait presque étranger à l'islam, est une
manière de régler son compte à la dimension spirituelle de cette religion,
d'autant plus efficace qu'elle est alimentée par des spécialistes. Dans cette
classification sommaire, qui fait de l'islam une religion de la Loi, à l'opposé du
christianisme comme religion d'amour et de spiritualité, comment est-il encore
possible de restituer à l'islam son message premier ?
Les mystiques avaient compris la
finalité première de celui-ci en systématisant le credo d'amour, au risque de
ne pas être compris par ceux qui pouvaient faire prévaloir l'adoration (au sens
de ‘ibadât, littéralement les
adorations, c’est-à-dire le domaine de la foi et de culte), sur l'amour,
catégorie incompréhensible pour les non initiés. Il faut admettre que la grande
tradition des maîtres soufis n'est plus qu'un souvenir, un âge d'or révolu. Qui
se souvient encore que les mystiques pratiquaient régulièrement -et
systématiquement pour certains- le jeûne ?
Or, cette tradition de détachement du
monde au profit du seul credo d'amour s'enracine bien dans les origines de
l'islam, au point d'être renvoyée à certains compagnons du Prophète. Elle va
même au-delà de l'événement prophétique mohammadien comme acte fondateur d'un
nouveau message, pour convoquer Moïse, Idris, Khidr ou Jésus, comme le veut la
chaîne de transmission mystique. En ce sens, l'islam ne serait pas une religion
particulière, mais la religion comme soumission à Dieu (islâm). Au-delà
de la prescription canonique, rituelle, d'accomplir le jeûne une fois par an,
au-delà même des aspects folkloriques d'une double temporalité qui ponctue la
vie du musulman autour du rapport à la nourriture (abstinence-permission), le
Ramadan n'est pas autre chose qu'un moyen d'éprouver le détachement qui
sous-tend la proximité avec Dieu, et qui a été porté par les soufis à son degré
ultime.
Disons que le Ramadan est une sorte
de jihad obligatoire, codifié, un devoir qui pallie l'incapacité des masses à
atteindre les sommets de la virtuosité soufie. Il est entendu que le jihad est
à prendre, ici, dans son sens premier : l'effort de lutte, et plus encore de
contrôle des désirs terrestres de l'homme. Vu sous l'angle de la mystique, le
Ramadan n'est plus contrainte, mais effort minimal, une manière de remercier
Dieu pour sa magnanimité et sa compassion envers la faiblesse de l'homme.
On aurait tort de penser que les
musulmans, y compris ceux qui ne font que l'effort de s'abstenir de manger et
de boire et qui s'adonnent plus que de coutume à leurs envies gastronomiques
après la rupture, méconnaissent la signification spirituelle du Ramadan, lequel
ne se résume pas au jeûne rituel mais s'étend au jeûne spirituel. Le verset 177
de la sourate 2, la sourate de la vache, nous éclaire sur la dimension
spirituelle, mais aussi éthique, de l’observance : « La piété ne
consiste pas à tourner votre tête du levant au couchant. Mais la piété consiste
à croire en Dieu, au Jour dernier, aux anges, à l’Ecrit, aux prophètes, à
donner de son bien, pour attaché qu’on y soit, aux proches, aux orphelins, aux
miséreux, aux enfants du chemin, aux mendiants, et pour (l’affranchissement) de
nuques, à accomplir la prière, à acquitter la purification, à remplir les
pactes une fois conclus, à prendre patience dans la souffrance et l’adversité
au moment du malheur : ceux-là sont les véridiques, ce sont eux qui se
prémunissent ».
La portée hautement pédagogique de ce
verset tient au fait qu’il relie directement l’observance aux piliers de la foi
(les croyances fondamentales) et aux grands préceptes éthiques. Le verset ouvre
cette séquence édifiante par une critique du ritualisme, rappelant ce principe
dogmatique que le Coran évoque dans d’autres passages : l’exigence de
sincérité, la foi profonde du croyant, le mu’min, que le texte divin
distingue du muslim, le musulman qui adhère formellement et se conforme
aux observances sans conviction véritable.
C’est pourquoi le Ramadan doit être
compris comme une expérience où s'éprouve l'exigence supérieure d'un idéal à
atteindre, à travers l'observance rituelle. C'est par ces paroles que le grand
Abd al-Qâdir al-Jilâni, surnommé le Sultan des saints, mort à Baghdad en 1166,
appelait au jihad : « Attentif à ton âme concupiscente (...)
accorde-lui son droit et prive-la de sa part (...). Son droit, c'est
l'indispensable en matière de nourriture, de vêtement, de boisson, d'abri et de
logement. Sa part, ce sont les plaisirs et les désirs. Prends son droit de la
main droite de la loi religieuse et voue sa part au Décret et à la présence de
Dieu… »
Leïla
Babès le 13/10/2004