Harraga...
Harraga, brûleurs de vie
Il y a quelques jours, des gardes-côtes algériens
interceptaient dans les eaux territoriales des ports de Annaba et d’El-Kala, des embarcations dans laquelle
se trouvaient des jeunes gens.
Des candidats à l’immigration clandestine, des Harraga
comme on dit, des brûleurs.
Une tentative de plus, vouée à l’échec, depuis que les autorités ont renforcé la surveillance de ces nouveaux boat-people. Annaba serait même devenue une plaque tournante pour le trafic des immigrés clandestins, à destination des îles du sud de l’Italie, la Sardaigne ou la Sicile.
Tout est dit dans ce terme, un néologisme typiquement
algérien. On connaissait l’expression francarabe « brûler la
chaîne », c’est-à-dire resquiller, passer devant tout le monde en ne
respectant pas la file d’attente, les Harraga eux, brûlent le passage légal
devant la police des frontières, faute de visa, ce sésame devenu désormais
impossible à obtenir quand on est jeune et sans emploi
Signe
des temps, les jeunes algériens n’attendent plus, fatigués de passer leur temps
adossés à des murs, en rêvant à des jours meilleurs. Du statut de
"hittiste", ils sont passés à celui de "harraga".
Certains racontent leur galère, au sens propre comme
au figuré, obligés parfois de ramer lorsque le rafiot tombe en panne, mais
aussi le pécule qu’ils économisent pour payer les passeurs, leur arrestation,
les amis qui ont péri dans la mer, la traite des blanches, et leur
détermination à faire une nouvelle tentative, au péril de leur vie.
Les fatwas du ministère des affaires religieuses,
déclarant illicites la Harraga
et l’apparentant à un suicide, paraissent bien vaines, face à un phénomène de
désespoir collectif que les pouvoirs
publics peinent à comprendre. Le président Bouteflika, qui dans son discours du 5
Juillet, a pour la première fois évoqué de manière claire le décalage qui
sépare la génération de la guerre de libération et la jeunesse d’aujourd’hui,
dont il a rappelé qu’elle représente 75% de la population, a omis de préciser que
le clivage n’est pas seulement de nature générationnelle, car nulle politique
d’aide au jeunes ne saurait empêcher les inégalités, et notamment les
privilèges accordés à des catégories, devenues de véritables castes, les
anciens moudjahidines par exemple.
A bien y réfléchir, les Harraga ne sont-ils pas des
sortes de moudjahidines, à cette différence près que c’est le pays qui les a
sacrifiés ?
L’Algérie n’a-t-elle pas le devoir, alors qu’elle
détient des richesses colossales, d’opérer une redistribution, mieux encore,
une répartition plus équitable de la rente pétrolière ?
Au lieu de cela, le Président a comparé les Harraga
aux kamikazes.
Etrange théorie en vérité, que cette lecture qui se
focalise sur l’idée saugrenue que les Harraga veulent mettre fin à leurs jours.
Une théorie bien commode, qui tend à occulter la dimension collective du
phénomène –c’est le propre d’un phénomène que d’être de nature sociale-, et que
le pire scénario pour ces jeunes n’est pas de mourir, mais de rester.
Une façon de désigner le problème comme une simple
déviance, un fait marginal et un acte de stigmatisation, puisque les Harraga ne
sont pas des tueurs qui entraînent dans leur folie le massacre d’innocents, quel
que soit le désespoir qui peut conduire un kamikaze à commettre le pire.
Mais il y a encore un autre paramètre qui semble
faire l’objet d’une véritable cécité. Parmi les Harraga, il y a des jeunes sans
qualification, mais il y a aussi des étudiants et des jeunes diplômés sans
travail. D’autres, et ils sont nombreux, rêvent de partir : des jeunes, des
plus âgés, des hommes et des femmes établis professionnellement, des médecins,
des cadres supérieurs et j’en passe.
C’est dire que le phénomène dépasse largement le cas
des malheureux Harraga. L’attrait de l’Occident n’explique pas tout, les
Algériens ont mal dans leur pays. La détresse est matérielle pour la majorité,
elle est morale pour tous.
Dans le fond, de quoi les Algériens ont-il
besoin ? D’un travail et d’un toit bien sûr. Mais aussi d’une égalité des
chances. Rien ne pourra se faire si les décideurs n’ont pas compris l’étendue
du désastre que constitue ce sentiment général que tout leur échappe, que la
corruption règne et que le népotisme est le seul recours. Jusqu’aux jeunes
médecins qui ne peuvent entrer dans la vie professionnelle avant de se faire
exempter du service militaire en obtenant la fameuse carte jaune, un parcours
du combattant pour ceux qui ne comptent pas dans leurs relations un général, un
colonel, un politique qui a le bras long.
Il suffit de savoir qu’un étudiant fraîchement diplômé
se considère d’emblée comme un chômeur pour mesurer l’étendue du délabrement
moral et du sentiment de fatalité.
Ce qui manque aux Algériens, c’est aussi le bien-être
que procure la liberté de goûter aux joies de la vie, à ces petits plaisirs quotidiens
faits de rien, ou de si peu.
Ce qui leur manque, c’est de reprendre espoir et
confiance en eux.
Ce qui leur manque, c’est qu’on leur crée les
conditions qui leur permettraient d’opérer une résilience, cette capacité à
surmonter les souffrances pour revivre.
En
attendant, peut-être le ministère des affaires religieuses pourrait-il produire
une fatwa moins austère et plus positive, déclarant obligatoire, la liberté et
la joie de vivre.
Leïla Babès, le 31/10/2007