Gens du voyage
Gens du voyage
Des européens de souche qu’on traite comme
des clandestins et expulsent par milliers, cela paraît incroyable. C’est le
sort réservé à ces immigrés de l’intérieur, ces laissés pour compte de l’Union
européenne, ces gens du voyage, qu’on appelle aussi Rom, comme Romanichels, tziganes,
Bohémiens, manouche, gitans, gypsies en GB. Leur nombre se situe entre 12 et 15
millions sur le continent, et entre 7 et 9 millions dans l'UE.
Plus grave encore, dans leur propres
pays, ils sont rejetés, refoulés dans les périphéries des villes, victimes de
racisme et de lois discriminatoires.
Les propos du ministre roumain des
affaires étrangères, Adrian Cioroianu, déclarant le 2 novembre, alors qu'il se
trouvait au Caire, et au moment où l’Italie s’apprêtait à expulser des milliers
de Rom roumains, qu’il conviendrait d'acheter « un morceau du désert égyptien pour y mettre tous ceux qui
nuisent à notre image », en est une parfaite illustration.
Pourtant, de tous les peuples nomades,
les Gens du voyage sont le peuple le plus fascinant.
Mais qui sont-ils ? Avant de
revenir au statut actuel de ce peuple singulier, faisons
un bref rappel de leur histoire.
Le nom de Rrom qui désigne le terme générique, adopté conjointement par le
Conseil mondial Rom et les Nations unies, ne recouvre pas l’ensemble des Gens
du voyage. Les Gitans de France
et d’Espagne et les Yéniches,
qu’on trouve également en France, mais surtout en Allemagne et en
Suisse, ne se reconnaissent pas comme rroms, un nom qui qualifie selon eux les Tsiganes, les Romanichels et les Bohémiens
d'Europe orientale.
Alors que l’origine des gens du voyage
est restée longtemps une énigme, les linguistes s’accordent à dire dès la fin
du XVII° siècle, que le foyer de dispersion se situe dans le nord-ouest de l’Inde, et l'actuel Pakistan.
Ces saltimbanques, que les chroniqueurs
décrivaient comme des nomades qui répugnaient à cultiver les terres, finirent
par se séparer en deux groupes migratoires : les uns allèrent vers le
sud-ouest et l’Égypte, les autres continuèrent vers le Nord-ouest et l’Europe.
Ce long périple qui leur fit traverser l'Afghanistan, l'Iran, l'Arménie, une grande partie du Caucase, la Turquie, la
Grèce, les Balkans, l’Europe de l’Est, jusqu’à la Suède, ne s’est pas fait de manière linéaire, mais avec des haltes, les uns
poursuivant leur route vers le Nord, les autres vers le sud, en traversant les
Pyrénées pour atteindre l’Espagne.
Il n’existe aucune preuve de leur
passage par l’Afrique du Nord. Il n’est pas exclu cependant que parmi ce
dernier groupe, dont la présence est attestée en Espagne au début du XV°
siècle, certains se soient retrouvés au Maghreb. Des récits recueillis au début
de la conquête française dans l’Est algérien par les officiers des affaires
indigènes, ce que la tradition locale confirme, parlent de tribus dont les mœurs,
très particulières, s’apparentent à celles des Rom, des nomades exerçant le
métier de maquignons, et redoutés par
les populations pour leur esprit querelleur et rebelles. Reste que tout porte à
croire que ces groupes, malgré leur caractère marginal, avaient fini par se
fondre dans la population, comme partout ailleurs.
En Egypte, mais aussi en Palestine, en
Irak, et en Turquie, les Rom s’appellent Domaris, du nom de Dom, mais aussi Ghorbati,
c’est-à-dire les étrangers, ceux qui viennent d’ailleurs. Ils sont au plus bas de l’échelle sociale, éboueurs et
chiffonniers.
Partout
où ils se sont installés, les Rom ont adopté la religion dominante, même s’ils
ont gardé des éléments de leur ancien système de croyance. Ils peuvent donc
être musulmans, orthodoxes, catholiques, et de plus en plus aujourd’hui, protestants.
À leur arrivée en Grèce au IXe siècle,
les Rom se sont regroupés dans le Péloponnèse, dans une région que les
voyageurs italiens avaient appelé «la petite Égypte», ce qui a donné le
Egyptiano, puis Gitano en espagnol, et Gitan en français.
À leur arrivée en Grèce au IXe siècle,
les Tsiganes se sont regroupés dans le Péloponnèse au pied du mont Gype. Par la
suite, les voyageurs italiens appelèrent ce lieu «la petite Égypte» et leurs
habitants Egyptiano. Le même mot a donné Gitano en Espagne et au Portugal, puis
Gitan en France.
Une autre hypothèse qui vient contredire
ou compléter la raison retenue par les chroniqueurs de leur départ primitif de
l’Inde brahmanique, les talents de saltimbanques, c’est la multitude de métiers
que les Rom exerçaient, des métiers jugés impurs et qui disqualifiaient ces
populations comme caste. Ce sont les métiers de bûcherons, bouchers,
équarrisseurs, tanneurs, fossoyeurs, éboueurs, chiffonniers, ferronniers, vanniers
et mercenaires. Ce qui pourrait expliquer le fait qu’ils aient choisi le
nomadisme. Les Rom n’étaient ni une caste reconnue ni un groupe ethnique, mais
plutôt des populations que leurs professions rendaient marginales, comme
c’était le cas dans d’autres sociétés traditionnelles.
En Asie centrale, on les retrouve au
service des Mongols
comme charretiers, éleveurs de chevaux, servants et éclaireurs, en échange d’une
part du butin.
En Europe, ils se mirent sous la
protection des seigneurs et de l’Eglise, en exerçant souvent leurs métiers dans
des conditions de servitude, ce qui ne les empêchait pas de se fabriquer une
ascendance noble, se donnant des titres de rois et de princes d’Egypte.
En 1423 le roi de Bohême leur accorda un
sauf conduit, grâce auquel ils arrivèrent à Paris 5 ans plus tard, et où on les
appela Bohémiens.
Partout où ils séjournèrent, les Rom
faisaient sensation grâce à leur talent d’amuseurs, de musiciens, et de devins,
un art dans lequel les femmes excellent tout particulièrement.
Mais ils passent aussi pour être des
roublards et des voleurs, une réputation qui les poursuit encore aujourd’hui.
En 1865, en plein contexte de
sécularisation des terres de l’Eglise, le prince roumain Alexandre Ioan Cuza
les libère de leurs liens de vassalité qui les attachait aux seigneurs et aux
moines. Un acte à double tranchant qui laissera les Rom sans protection et les
obligera à reprendre la route.
Ce
n’est qu’en 1923 qu’ils accèderont à des lois civiques censées les protéger
contre les discriminations. Un semblant d’émancipation qui n’a rien changé au
destin tragique des Rom. Car les discriminations dont les gens du voyage ont
fait l’objet dans le passé, n’étaient rien en comparaison avec les persécutions
dont ils ont été les victimes durant la première moitié du XX° siècle.
Les Rom sont donc partis voilà un millénaire, sans
retour au foyer d’origine, sans halte définitive, comme si le voyage primitif
ne devait jamais s’arrêter. Comme si ce peuple atypique avait trouvé dans le
nomadisme son seul mode de survie, comme si les frontières n’avaient pas de
sens, comme si le refuge était toujours un ailleurs, nulle part et partout à la
fois.
Nulle volonté de puissance, nulle velléité de
conquête, nul attachement belliqueux à une terre particulière, ne fondent l’identité
des gens du voyage. Seul le désir d’être là où ils veulent au moment où ils
veulent, les anime.
Dans cette Europe où ils vivent depuis 5 ou 6
siècles, les Rom ne sont pas des citoyens à part entière. Ironie de l’histoire,
l’union européenne, symbole de la suppression des frontières et de la libre
circulation, aurait pu être le lieu de l’utopie enfin réalisée des Gens du
voyage.
Au lieu de cela, elle ne sait pas quoi faire de ce
peuple encombrant. Trop différents, trop libres, insaisissables, trop pauvres
surtout pour qu’on s’intéresse enfin à leur sort.
Les Rom qu’on voie aujourd’hui dans les métropoles
européennes ne ressemblent même plus à leurs aînés saltimbanques, même pas aux
Erèmistes du quart-monde. Ils mendient, les femmes et les enfants surtout, pour
le compte du chef de famille, lorsqu’ils ne sont pas, esclaves des temps
modernes, exploités par des réseaux mafieux,.
Il en est ainsi des peuples qui tombent d’autant plus
facilement dans les griffes des parasites intérieurs que le clan devient le
refuge ultime face à la souffrance qu’engendre le rejet extérieur.
Refoulés vers la périphérie des villes, entassés dans
des camps insalubres, ils font penser au chef-d’œuvre d’Ettore Scola, récompensé
au festival de Cannes en 1976, « Affreux, sales et méchants », une
critique de la bourgeoisie italienne qui refusait de voir la réalité du
lupen-prolétariat, campé dans les bidonvilles de la somptueuse et prospère cité
romaine.
Depuis que la Roumanie est membre de l'Union européenne, les
Rom représentent la première communauté d’étrangers en Italie. C’est en
recourant à un décret-loi autorisant les préfets à renvoyer dans leur pays
d'origine, manu-militari, des citoyens de l'Union européenne qui « contreviennent à la dignité humaine,
aux droits fondamentaux de la personne ou à la sécurité publique »,
que le gouvernement de Romano Prodi a décidé d’expulser les Rom.
Le premier ministre italien avait même demandé à la
commission européenne d’introduire de nouvelles dispositions pour restreindre
la liberté de circulation des Rom, au mépris des lois qui interdisent les
expulsions collectives.
Mais quels que soient les efforts consentis par
l’Europe pour aider les gens du voyage, les uns et les autres se rejettent
mutuellement la responsabilité. Les Rom, c’est un peu l’enfant de la honte,
dont on préfère se débarrasser.
La situation des Rom roumains en Italie est
évidemment dramatique, avec son lot de misère, d’incompréhensions et de
xénophobie. Traditionnellement exportatrice d’émigrés, l’Italie a du mal à
gérer le flux inverse.
En France, les gens du voyage, y compris les
citoyens, sont soumis à des lois spécifiques, destinées à régir et à réguler
les entrées sur le territoire.
De façon moins spectaculaire, la France et la Suisse, pour ne citer que
ces deux pays, n’ont pas hésité à expulser des Rom, pour « pratiques
mafieuses », un argument qui s’avère fallacieux, eu égard aux études qui
montrent que le taux et le degré de délinquance chez les Rom ne sont pas plus
importants que dans d’autres milieux défavorisés.
L’Europe n’a pas payé sa dette morale à l’égard des
Rom, qui comme d’autres minorités, ont été exterminés par dizaines de milliers,
dans les camps nazis, ou ont péri à cause du froid et de faim à la suite de
leur déportation décidée par le régime roumain de l’époque.
Pour autant que le président roumain ait
officiellement reconnu, en 2005, le génocide et présenté des excuses publiques aux Rom, la situation des gens du voyage est
toujours aussi précaire dans ce pays, comme le montrent les propos récents du
ministre des affaires étrangères.
En déclarant souhaiter
acheter un morceau du désert égyptien pour y mettre les Rom, le chef de la
diplomatie roumaine, qui ne semble avoir fait l’objet d’aucune sanction, a
exprimé à sa manière la vieille tentation fasciste de la déportation.
En France, contrairement aux autres minorités de
France, les Rom n’ont jamais revendiqué une reconnaissance officielle de leurs
souffrances passées. Comme si la querelle mémorielle était un luxe, face à leur
détresse ici et maintenant : expulsions, absence d’une politique
d’intégration, de droit à l’hébergement, d’accès au travail, aux soins et à la
scolarisation.
En attendant, on se souviendra que le peuple du
voyage a enrichi les cultures du monde, par leur vitalité, leur musique et leur
danse.
On se souviendra des cirques Bouglione et autre Zavatta, et puis de Manitas de Plata, El Camaron, Carmen
Amaya, et tant d’autres artistes qui ont contribué à féconder ce magnifique art
de la rencontre des civilisations, le Flamenco.
Leïla Babès, 14-21, 11/2007