Sept dormants
La légende des sept dormants
Dans la sourate XVIII, dont la première partie, les versets qui vont de 9 à 26, sont consacrés aux « Gens de la caverne » (Ahl al-kahf), ces jeunes chrétiens d’Ephèse qui, refusant de sacrifier aux idoles, ont été emmurés dans une caverne où ils furent retrouvés 300 ans plus tard, vivants.
On comprend pourquoi la sourate est citée dans la prière du vendredi. Le récit édifiant, qui pointe sur le miracle de la résurrection de ceux qui ont cru au Dieu unique, en fait une source eschatologique de choix.
La sourate est sans conteste celle qui trouve le plus d’échos chez les chrétiens qui reconnaissent dans le récit coranique des Gens de la caverne, l’histoire, ou plutôt la légende des 7 dormants, à commencer par l’islamologue Louis Massignon qui a fait de cette référence, une source de méditation pour le dialogue entre musulmans et chrétiens.
Je dis légende, car chose curieuse, contrairement aux
premiers chrétiens qui ont diffusé le récit comme une simple légende, le Coran
en use comme d’un matériau historique et non pas comme c’est souvent le cas,
comme d’une simple allégorie, comme on peut le constater dans le verset
12 : « Nous allons te raconter leur histoire en toute vérité ».
Du côté des sources
chrétiennes, le récit coranique des Gens de la caverne est corroboré par un
sermon d’Etienne, qui a été évêque de la ville d’Ephèse, de 448 à 451, sermon
qu’il prononça après qu’il ait découvert les corps parfaitement conservés de
sept jeunes gens dans la caverne du mont Célius, près d’Ephèse.
Son idée était de construire
à partir de ce qu’il fallait bien qualifier de miracle, une légende destinée à
ramener les fidèles à la croyance orthodoxe en la résurrection, à un moment où
circulaient des courants hérétiques qui remettaient en question des éléments de
ce dogme.
De nombreuses versions du récit chrétien sont signalées. Le Coran y fait justement allusion dans le verset 22 : « On dira : Trois, plus leur chien pour quatrième ». Ou bien : Cinq, plus leur chien pour sixième ». Autant conjecturer sur le mystère : Et l’on dira : Sept et enfin le chien pour leur huitième ». Dis : A mon Seigneur seul de connaître leur nombre ». Bien peu savent ce qui en est des Dormants. Ne dispute à leur sujet que dispute d’apparences. Ne consulte sur eux aucun des leurs ».
Dans ce verset, le Coran s’affirme comme le message de la foi basée sur la raison et la vérité historique, et non sur du matériau légendaire fait d’approximations, d’hésitations et de contradictions.
S’il rejette la question du doute quant au nombre des
dormants comme un tissu d’affabulations, la renvoyant en même temps au Mystère
de Dieu, le Coran devient plus précis, au verset 25, quant à la période durant
laquelle les jeunes gens ont été plongés dans leur sommeil mystique : « Ils
ont séjourné dans leur caverne trois cent ans auxquels on en ajouta neuf ».
Comme on peut l’imaginer, le symbolisme des nombres est à l’œuvre, dans la durée du sommeil, comme dans le chiffre sept des jeunes dormants.
Ce qu’il importe de retenir ici, c’est le discours édifiant du Coran sur la réalité de la résurrection des corps, dont le récit des sept dormants d’Ephèse est présenté comme la preuve, un signe de Dieu.
Plus précisément, le récit des Gens de la caverne se veut le rappel d’une expérience de résurrection, où la mort est comparée à un long sommeil, et dont on sort en étant convaincu d’avoir dormi à peine une journée. Ce qui fait du temps du sommeil qui sépare la mort de la résurrection, un temps relatif, inaccessible à la raison humaine, un temps qui relève entièrement du mystère de Dieu.
Enigme théologique et eschatologique, avertissement
divin adressé à l’homme sur l’imminence du Jour dernier, tout autant que récit
édifiant sur la vie, la mort et la résurrection, la sourate de la caverne n’a
pas manqué de frapper l’imagination de l’homme, malgré la mise en garde
coranique contre toute conjecture sur le mystère divin.
En
contrepoint à l’aspect scripturaire et théologique, il s’agit à présent de
mettre l’accent sur la traduction humaine et populaire du récit.
C’est
un fait avéré que dans un grand nombre de pays du pourtour méditerranéen, et
au-delà, il existe des lieux, objet de vénération, supposés accueillir les
restes ou rendre simplement un hommage aux 7 dormants. Il peut s’agir de
mausolées, de tombes, ou plus simplement de monticules, souvent à proximité
d’une grotte plus ou moins grande.
Cette
présence est attestée au Maroc, en Algérie, en Egypte, en Syrie, en Irak, en
Turquie, en Europe de l’ouest aussi, en France, en Espagne, en Allemagne. Il
s’agit donc de lieux de dévotion qui se ressourcent autant dans l’univers
islamique que dans l’univers chrétien.
Ce
qui n’est pas un fait exceptionnel en soi, lorsqu’on sait que le littoral sud
de la Méditerranée
abrite ici et là des sanctuaires qui ont fait l’objet de culte de la part de
fidèles musulmans, juifs et chrétiens. Si ce n’est que ces rites relèvent plus
du syncrétisme populaire que de croyances orthodoxes, ce qui n’est pas le cas
des 7 dormants dont l’histoire prend directement sa source dans le Coran pour
l’islam, et dans des textes de l’Eglise pour le christianisme.
Il
arrive que le lieu fasse directement référence au récit coranique, en portant
le nom de sab’a rgûd, comme en Algérie à Boghrari et à Annaba, et sans doute en
d’autres endroits encore. Parfois l’onomastique fait plutôt allusion à la
caverne, comme en Tunisie près de Tozeur, à ghar ahl al Kahf, littéralement la
grotte des Gens de la caverne, ce qui aurait pu paraître redondant si on ne
savait que le terme de ghar, synonyme de kahf, est d’un usage plus courant dans
l’Arabe populaire.
On
peut constater que s’il est bien question des 7 dormants, le nom ici met
davantage l’accent sur la caverne. De même qu’à Boghari, où c’est l’expression
7 dormants, seb’a rgûd qui désigne un ensemble de 7 monticules, c’est une
immense caverne d’où sortent des bruits étranges qui donne au lieu sa dimension
émotionnelle.
Comme
dans la plupart des lieux dédiés au culte des saints, le ou les tombeaux censés
contenir les restes du ou des saints, peut faire défaut. Ce qui signifie que le
personnage peut avoir réellement existé, comme il peut s’agir d’une légende, un
récit fabriqué autour d’un personnage fictif, représenté par une source, un
arbre, ou un tas de pierre.
Près
de Sidi Belabès, on appelle les « 7 hommes » 7 étranges petites
tombes alignées, et dont on dit qu’elles contiennent les corps de 7 frères nés
d’un même ventre au même moment. A Annaba, le nom de sab’a rgûd désigne 7
petits mausolées que les Français ont nommés « les santons ».
D’après
l’historien local, ces tombeaux accueillent les restes de 7 marabouts arrivés
au XV° siècle de la mythique Saqya al-Hamra, et portant tous les 7, le prénom
de Ali. Mais selon la légende, les 7 ne seraient que des membres de la famille,
très vénérée dans cette ville, qui a fondé à Kairouan la puissante
confédération des Chabbia qui a contrôlé toute la région frontalière entre le
XIV° et le XVII° siècle.
Bien
entendu, comme dans la plupart des rites de dévotion, la fonction thérapeutique
attribuée aux saints ou aux personnages de légendes qui s’attachent à ces
lieux, est importante. Comme à Amizmiz, près de Marrakech, là où se trouvent 7
tombes, alignées non loin de la source de Lalla Takerkoust, des malades,
musulmans, aussi bien que juifs, viennent se faire mordiller les pieds enduits
de pain par des tortues d’eau.
Autre
caractéristique, et non des moindres : certains de ces lieux de vénération
font l’objet de rites festifs et de pèlerinages.
C’est
le cas pour le petit village Alloun en grande Kabylie, là où se trouvent les
seb’a assassin, les 7 gardiens.
Pèlerinage
aussi autour de 7 tombes sur la côte atlantique du sud du Maroc, où l’on vénère
les Regrega, des Masmouda chrétiens et qui d’après la légende, seraient allés
rendre visite au Prophète à Médine. Curieux chassé-croisé qui mêle deux récits
dans un même mythe d’origine : celui des 7 dormants et celui de la visite
d’une délégation de chrétiens de Najran, une localité du nord du Yemen, au
Prophète, à Médine, en 631.
D’après
la tradition, après qu’une vive discussion ait eu lieu entre le Prophète et les
prélats de Najran au sujet du statut de Jésus, et ne trouvant pas d’accord sur
cette épineuse question de dogme, le Prophète proposa une mubâhala, une
ordalie, un rite d’exécration réciproque, une sorte d’appel solennel à la
malédiction de Dieu, celle-ci devant s’abattre sur ceux qui ont tort ainsi que
sur leurs peuples. Mais les chrétiens refusèrent l’ordalie, et cet événement se
solda par un pacte qui devait servir de modèle à l’élaboration du statut des
chrétiens et des juifs dans l’islam. Le Coran fait brièvement mention de cet
événement fondateur, dans la sourate III, la sourate de la famille de ‘Imran,
au verset 61.
Au
Maroc donc, autour des Regrega, le pèlerinage circulaire des 7 tombes qui
commence au début du printemps et dure 40 jours, fait penser au pèlerinage
circulaire aux 7 saints de Bretagne qui relie les cathédrales des fondateurs
réels ou mythiques des 7 evêchés de la province. Tout le long du parcours, on
pouvait voir des chapelles et des sources dédiées aux 7 saints, avec 7 bassins dans
un village et 7 fontaines dans un autre.
Mais
le pèlerinage circulaire le plus célèbre reste celui dédié aux 7 saints de
Marrakech. Contrairement à la coutume, dans ce cas, ce sont des personnages
historiques réels, ayant vécu du XII° au XV° siècle. Le rite aurait été
institué par le cheikh Al-Youssi à l’instigation de Moulay Ismaïl pour
contrebalancer le prestige des 7 Regrega, patrons des Chiadma qui avaient
infligé une défaite à un de ses prédécesseurs saadiens. La greffe a réussi
puisque la dénomination de « 7 hommes » est devenue une autre façon
de nommer Marrakech.
La
circumambulation se fait du sud-est au nord dans le sens du tawaf, comme autour
de la ka’ba. On visite d’abord Sidi Youssef, puis le cadi Ayyad, puis Sidi Bel
Abbas Sebti, le grand patron de la ville, puis Sidi Mohamed Ben Slimane
Al-Jazouli, puis Sidi Abdel-Aziz At-Tebba son disciple, puis Sidi Abdallah
El-Ghezouani dit Moul-el-Ksour, disciple du précédent, et enfin Sidi
Abderrahman el-Soheïli, après être passés par le quartier de la Koutoubia et devant la
sainte Sida Zohra el-Kouch, dont la légende raconte qu’elle était aussi belle
que savante, et qu’elle résista aux avances de Moulay Zidane.
Au
croisement de deux religions, la légende des 7 dormants est la plus populaire
des croyances qui revêtent une dimension œcuménique, et probablement la seule
qui fasse l’objet d’un tel consensus, d’un tel accord sur les faits, les
significations et le symbolisme qui la sous-tend. Sans doute la double charge
sacrale qui renvoie à la catégorie de la sainteté en même temps qu’au
symbolisme du chiffre sept, est-elle pour beaucoup dans l’impact de la
croyance.
Et
comme c’est souvent le cas dans les lieux de culte qui mêlent le savant au
populaire, le scripturaire au mythique, les divergences doctrinales et la
confrontation théologique importent peu. La critique du christianisme qui
ponctue le récit coranique des Gens de la caverne passe au second plan. Seule
compte la leçon eschatologique. Comme les 7 dormants d’Ephèse, de nombreux
saints musulmans plus ou moins importants, plus ou moins réels, font
l’expérience du sommeil qui prépare à la résurrection.
Leïla Babès, 13-20, 09/2006