Braderie
Braderie
La fameuse braderie de
Lille qui se tient chaque année le premier week-end de septembre, constitue une
curiosité exceptionnelle dans l’Europe moderne, industrialisée et
individualiste, par l’intensité des échanges sociaux qu’elle engage.
Le plus grand marché aux puces d’Europe accueille
deux à trois millions de visiteurs et des milliers de bradeurs en tous
genres : brocanteurs, camelots africains, péruviens ou indo-pakistanais,
marchands de merguez, hamburgers et autres kebabs, et bien sûr la spécialité
gastronomique de la braderie : les moules frites, servis par tous les
restaurants de Lille qui se livrent à une compétition en entassant des
montagnes de coquilles vides devant leur façade.
La braderie de Lille est une tradition médiévale
instituée par des nobles qui avaient autorisé leurs valets de
chambre à vendre les effets qui s’entassent dans leurs greniers, bibelots et
autres vieilleries.
Peu à peu, cette foire annuelle à vocation européenne
va se transformer en un gigantesque marché ou n’importe qui peut vendre
n’importe quoi.
Dès le XII° siècle, elle devint le
rendez-vous annuel des drapiers venus de toute l'Europe du Nord-Ouest, attirés
par la situation stratégique de Lille, véritable carrefour entre l'Europe du
Nord et celle du Sud.
Dans les siècles passés, des chroniqueurs déploraient
de manière récurrente, le fait que la braderie ait perdu son cachet pittoresque
et ses racines festives et populaires pour devenir un marché dominé par
l’intérêt mercantile et le profit. De fait, ce vaste rassemblement de
populations est un véritable baromètre du climat social, politique et culturel
de la société dans son évolution.
Ce n’est pas par hasard si la braderie de Lille a
connu un regain d’intérêt dans les années soixante-dix, à l’époque de la contre-culture.
La tendance était en effet à la
contestation de l’ordre établi, de la loi du profit capitaliste et de la
société de consommation. Ces jeunes, fascinés par les thèmes écologistes et
l’utopie new-âge, redécouvrent le plaisir du retour à la terre et tentent pour
certains de reconstituer des communautés fraternelles fondées sur la production
autonome et l’élevage des chèvres. On est à l’époque de Woodstock et de la mode
baba-cool, nourrie par les vieilles frusques qu’on sort des greniers. La braderie
de Lille avec sa brocante et son effervescence festive devient un lieu
privilégié pour ces adeptes du troc, de l’économie auto-suffisante et de
l’humanisme cosmopolite.
Au moyen âge, les baraques -les stands,
dirions-nous aujourd’hui-, étaient installées dans le centre-ville, sur la
fameuse Grand'Place. Dans l’axe qui mène vers le nord, dans cette artère qu’on
appelle Grande-Chaussée, se trouvaient les premiers « bradeurs ». Et dans cette
rue, un boucher eut l’idée lors de la grande foire de 1446, d'installer une
rôtisserie sur le trottoir. Or, rôtir se dit « braaden » en flamand, d’où le
mot brader qui veut dire rôtir, tenir boutique dans la rue à l'occasion de la
foire, débarrasser, gaspiller. Par la suite, la langue picarde donnera au mot
une signification supplémentaire, celle de vendre à prix bas des objets
collectés dans les greniers ou dans les caves.
Dans cette acception primitive, le mot braderie n’est
pas sans rappeler le potlatch, dont l’anthropologue français Marcel Mauss, a
fait un concept central dans son Essai sur le don. Le terme, utilisé par des
tribus de la côte du Pacifique en Amérique du Nord, constitue un ensemble de
fêtes et de rites au cours desquels des clans se défient et rivalisent en dons
et même en destruction de richesses. Bien sûr, il serait exagéré de dire que la
braderie de Lille est une opération de potlatch, au sens de prestation totale,
et en particulier dans sa dimension agonistique comme le précise Mauss,
c’est-à-dire ce phénomène de rivalité radicale dans le don de nourriture et de
richesses.
Pourtant, si l’on fait abstraction des marchands
professionnels qui occupent des kilomètres d’étals pour faire des profits, la
véritable braderie s’apparente plus à du don qu’à un rapport marchand. Le but
des lillois n’est pas le gain d’argent, mais l’échange et la convivialité. Le
marchandage de la brocante ne repose pas sur une logique de marché, mais
s’apparente à un jeu social de don et de contre-don. La parole, par les
discussions qui s’engagent entre les deux parties, les échanges de sourires, la
convivialité qui s’établit entre des personnes qui ne se connaissent pas, les
odeurs invraisemblables de viandes diverses qui rôtissent de toutes part, les
indigènes qui flânent dans les rues jusqu’à une heure avancée de la nuit, et les
vendeurs étrangers à la ville qui campent sur les trottoirs, tout dans la
braderie rappelle la foire médiévale avec sa grivoiserie, ses marchands de bric
à brac qui aboient, plus par goût de la fête que par intérêt.
Dans ce rituel annuel qui fait plus penser à un
pèlerinage qu’à un marché, se réinjectent, le temps d’un week-end, des
prestations sociales de nature communautaire, dans une société marquée par les
liens impersonnels, l’individualisme et la rationalisation scientifique et
technique. Les rapports deviennent plus personnels, les barrières sociales
tombent, et la fête populaire bat son plein. La braderie est le lieu où l’on
flâne, troque, achète et vend à bas prix, et comme pour le potlatch, le lieu où
l’on se rassasie.
Tout se passe comme si cet univers épisodique où les
riches ne sont plus des riches, où les pauvres ne sont que des bradeurs parmi
d’autres, où l’apparence devient secondaire, où seule comptent la fête, la
flânerie et les agapes, était une re-création d’humanité, un rituel de régulation
dans ce désenchantement du monde, caractéristique de notre époque.
Leïla Babès le 15/09/2004