Hommage à Naguib Mahfouz
Hommage à Naguib
Mahfouz
Naguib Mahfouz est mort mercredi dernier, à l'âge de
94 ans. Le grand écrivain égyptien, prix Nobel de littérature en 1988, a été enterré, après une
cérémonie intime célébrée à la mosquée Al-Hussein. C’est dans ce quartier populaire du vieux Caire que l’écrivain
a passé son enfance, et c’est là que le romancier prolifique, frêle et élégant,
venait chercher l’inspiration, à deux pas de la mosquée, au fameux café
Al-Fishawi.
Le choix de la mosquée accueillante et chaleureuse qui
porte le nom du petit-fils du Prophète, au lieu de l’austère et rigoriste mosquée
d’Al-Azhar, située non loin de là, n’est pas fortuite, comme en témoigne l’œuvre
de Mahfouz, un hommage au petit peuple d’Egypte, loin des constructions
officielles.
Dès 1959, la parution de son roman, Awlad haretna,
traduite en français sous le titre de Les fils de la médina chez Sindbad en
Dans cette fiction où l’auteur a recouru à l’allégorie en
donnant à ses personnages des noms de prophètes, il a voulu mettre en scène le
désarroi des Arabes et leur incapacité à aller de l’avant.
Malgré la censure qui n’a pas affecté sa carrière de
fonctionnaire qu’il a menée jusqu’à sa retraite en 1971, tâche à laquelle il s’acquittait
le matin pour se consacrer ensuite à l’écriture, Mahfouz a continué à défendre
ses convictions.
Le prix Nobel de littérature qui lui a été décerné en
1988 est, au-delà de l’hommage à l’écrivain qui lui a valu une notoriété
mondiale, une reconnaissance de la littérature arabe, en ce sens que Mahfouz est
le premier et le seul écrivain arabe à ce jour à recevoir ce prix.
L’événement est d’autant plus symbolique qu’il est intervenu
dans un pays où les intellectuels libéraux font régulièrement l’objet d’attaques
et de condamnations de la part des islamistes, et dans un contexte particulièrement
marqué par des affrontements violents entre le pouvoir et l’aile la plus
radicale de ce mouvement.
Alors qu’en 1991, il avait déjà fait l’objet d’une
fatwa de condamnation par l’imam extrémiste Omar Abdel-Rahman, reconnu par la
suite coupable d'avoir préparé le premier attentat contre le World Trade Center,
en 1994, un projet de publication du roman interdit, « Les Fils de a Medina », relance la
polémique, ce qui a failli coûter la vie à Naguib Mahfouz qui survit à une
tentative d’assassinat à l’arme blanche perpétrée par deux membres de l’organisation
égyptienne al Jama'a al Islamiya.
Les
extrémistes islamistes en voulaient d’autant plus à l’écrivain qu’ils étaient
convaincus qu’il devait son prix Nobel au roman incriminé. A leurs yeux, Mahfouz
était donc doublement coupable, pour blasphème,
et pour connivence avec l’Occident.
Mais ce qui fait de Naguib Mahfouz un intellectuel
arabe atypique n’est pas tant ses idées iconoclastes que ses prises de
position. Il a également été un des rares intellectuels arabes à avoir approuvé
les accords de paix entre l'Egypte et Israël en 1979.
Il aurait fallu bien plus à l’homme de paix qu’il
était, qu’un simple soutien à la cause palestinienne, pour se faire pardonner d’avoir
osé soutenir qu’on pouvait pactiser avec l’ennemi.
La mort du prix Nobel de littérature qui a fait l’objet
d’une tentative d’assassinat à l’âge de 82 ans par deux jeunes fanatiques, pose
le problème de la condition de l’intellectuel arabe, pris entre des régimes
despotiques et des extrémistes qui agissent plus ou moins impunément au nom de
la religion.
Certes, Naguib Mahfouz était un homme courageux qui n’avait
pas hésité à critiquer le régime, à prôner un islam authentique et progressiste,
à continuer d’écrire en dictant alors que l’attentat lui avait paralysé la
main. Il était un homme tolérant, ouvert au progrès et au changement, et proche
peuple. Un homme attachant qui croyait aux vertus pédagogiques de l’écriture.
Mais il y avait aussi une forme de candeur politique
chez cet homme admirable qui a ressenti de la peine lorsque les terroristes ont
reconnu au cours de leur procès qu’ils n’avaient pas lu une seule ligne de l’œuvre
de l’écrivain.
Comme si cela avait pu changer quelque chose, comme
si la raison et l’argument de l’innocence pouvaient avoir un sens pour les
terroristes.
Il y a quelques mois, à l’occasion de la publication
de son roman dans une maison d'édition égyptienne, Naguib Mahfouz a posé
comme condition l’obtention de l'accord des autorités religieuses d’Al-Azhar et
une préface de son livre par un
sympathisant des Frères musulmans, ce qui a scandalisé de nombreux
intellectuels égyptiens qui craignaient à juste titre que cette demande crée un
précédent en donnant à Al-Azhar un pouvoir de censure encore plus grand.
On comprend surtout que le prix Nobel a été
profondément blessé par l’interdiction de son livre qu’Al-Azhar avait demandé
il y a 47 ans.
On comprend aussi pourquoi cinq députés Frères
musulmans avaient suivi son cortège funèbre. Il est vrai que l’organisation de
Hassan Al-Banna est devenue un Etat dans l’Etat, presque aussi puissante que la
traditionnelle Al-Azhar, qu’elle a fini par submerger.
A 94 ans, le vieil homme proche du peuple, qui n’avait
plus rien à perdre, était donc soucieux de l’opinion de ceux-là même qui ne s’étaient
pas soucié de ses opinions à lui, au péril de sa vie. Paix à son âme.
Leïla Babès le 06/09/2006