Rêveries lilloises
Rêveries lilloises
Le mauvais temps qui a sévi jusqu’au début de ce mois
de juin dans le Nord de la France, apportant son lot de pluie et de froid, a
frappé comme un rappel à l’ordre. C’est un peu comme si Dame nature, dans sa
répartition climatique, nous faisait comprendre à nous autres familiers de la
grisaille, déshérités du ciel, que les quelques jours ensoleillés qui
embellissent notre existence de temps à autre ne sont qu’un éphémère cadeau, et
que nous sommes toujours, quoiqu’il se passe, du mauvais côté de la frontière
qui sépare l’Europe du sud de celle du Nord.
Je décidai donc d’aller flâner dans le grand marché
de Lille, histoire d’oublier pour une heure ou deux la dépression du ciel qui
commençait à déteindre sérieusement sur mon moral, bravant courageusement
l’impitoyable pluie battante.
Outre la célèbre braderie que j’ai évoquée lors de
l’une ou l’autre de mes chroniques, la capitale du Nord se glorifie de son
fameux marché de Wazemmes, le plus grand de la région, situé au cœur d’un
ancien quartier ouvrier.
Les
usines de textile comme les brasseries, ayant cessé leurs activités, le
quartier est devenu « très tendance », attirant toutes sortes de
bobos -les bourgeois bohêmes-, remplaçant peu à peu les vieilles familles
d’immigrés algériens, refoulés vers les cités du sud de la ville.
Trois fois par semaine, Wazemmes vit au rythme de ce
marché cosmopolite, avec ses marchands de légumes et de fruits, de viande
halal, de fleurs, de vêtements, de tissus, de produits du terroir et de
produits du monde, de bazar, d’animaux, de tout et de n’importe quoi. Les
amateurs de harira comme moi peuvent même acheter de la vraie, toute chaude, et
toutes sortes de pain fait maison, ou siroter un thé à la menthe.
Mélange entre le marché pittoresque du Nord, Chinatown,
le souk et le bazar, Wazemmes attire toutes sortes de gens, de la région, de
Belgique et même d’Angleterre. On y entend parler français, arabe, shelh,
kabyle, turc, kurde, urdu, wolof, chinois, anglais, flamand, serbo-croate et
roumain.
A côté des marchands de légumes, de pittoresques
vieux Algériens, plus nordistes que les nordistes, mais peu à peu remplacés par
des marocains plus jeunes, il y a les boulangers tunisiens, les épiciers
mozabites, les traiteurs chinois, les marchands de tissu indous, et les gitans,
spécialistes des bonnes affaires, de vêtements dégriffés surtout.
Et puis comme partout dans le monde, la ville est à
présent inondée par le textile chinois.
La camelote chinoise, attractive par un excellent rapport qualité/prix et son
imitation fashion, s’étale partout.
A l’approche des vacances estivales, des Algériennes,
toutes voiles dehors, essaient de se frayer un chemin avec leurs poussettes,
dans une foule déjà encombrée de monde et de chariots de provisions. Elles
viennent dépenser le pécule sauvé des places d’avion achetées à Air-Algérie à
500 euros la place, 30000 euros pour une famille de 6 personnes. Lorsqu’elles
ont eu la chance de trouver des places. Car l’inénarrable compagnie
monopolistique, la plus chère au monde, se permet le luxe de ne pas satisfaire
à la demande. Les moins chanceux qui ne vont pas à Alger, la ville des rois,
n’ont plus qu’à prendre des chemins de traverse invraisemblables, via
Bruxelles-Tabarka, et de là, rejoindre Constantine, Annaba ou Biskra, en voiture
ou en train. Les Algériens de France amateurs de foot pourront toujours se
consoler en suivant la coupe du monde dont leurs frères du bled vont être
privés cette année. C’est ainsi, ils ne valent pas quelques barils de pétrole.
Espérons que les malheureuses maghrébines qui croient
faire plaisir à leurs parentes du bled en leur achetant des chaussures
chinoises à 10 euros, ne vont pas trouver les mêmes en dinars ou en dirhams.
On trouve aussi made in China, ces ensembles
tunique-pantalon-foulard, destinés à remplacer le voile des élégantes. De quoi
faire retourner Mao Tsé Toung dans sa tombe. Craignant que le kaftan de
confection à 80 euros que me proposait ce Marocain ne vienne du pays de
Confucius et non du pays d’Ibn Battuta, je renonçai à négocier le prix.
Un grand gaillard encore jeune, mendie en répétant
inlassablement des incantations en arabe, peinant à susciter quelque
compassion. Les femmes ne s’y trompent pas. Le bougre n’est guère convaincant
dans son rôle de composition.
A Wazemmes, l’ethnic business se décline aussi en
islamic business. Les étals abondent de cette littérature bon marché soi-disant
religieuse, regorgeant d’opuscules sur le voile, l’éthique de la bonne
musulmane, les menstrues, les prêches du télé-coraniste sud-africain Ahmed Deedat,
ou ceux de l’égyptien kishk. On y trouve aussi des parfums, des bâtonnets
d’encens, des foulards, des chapelets et toutes sortes de résines. Le marchand,
complaisant, vous explique comment faire du bkhour, brûler des morceaux de
résine pour faire des sortilèges.
La religion se mêle à la magie. Islamic ou pas,
business is business. C’est ainsi que
selon une conception convenue, on nous présente l’éthique économique de
l’islam. Dès lors qu’il ne s’agit pas de produits prohibés, le profit réalisé
par le commerce, est considéré comme licite.
Dommage que cette éthique du profit n’ait pas dépassé
l’esprit de bazar pour s’investir dans la production et la créativité.
L’économie soit-disant islamique s’apparente plus à une éthique de maquignon,
un mercantilisme de souk, qu’à l’esprit capitaliste. Tant d’énergie gaspillée
dans l’achat et la revente de produits inventés et fabriqués par d’autres, les
puissances occidentales, et sud-asiatiques à présent. C’est Marx qui disait que
la grosseur du portefeuille ne faisait pas l’appartenance de classe.
L’accroissement de la richesse n’est pas synonyme d’entreprise, de ce que Weber
appelait l’esprit du capitalisme, cette faculté de libérer les forces
économiques par le travail et qu’il imputait à l’éthique protestante. Faut-il
en conclure que c’est l’éthique islamique qui freine la libération de ces
forces ? Rien n’est moins sûr. Ce qui manque, c’est tout simplement le
goût du travail, l’esprit d’entreprise et la rationalité qui font la vraie
bourgeoisie. Encore faut-il que les conditions politiques soient réunies, qu’il
n’y ait pas de corruption généralisée, des passe-droits, des monopoles
occultes, une démocratie tuée dans l’œuf, des journalistes empêchés d’exercer
leur métier, et des Etats dépecés par des élites politiques qui agissent comme
si le pays était un héritage personnel.
Dieu merci, le soleil appartient à tout le monde.
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Leïla Babès le 07/06/2006