L'oeil, le don et la relation sociale
L’œil, le don, et la relation sociale
Le regard de l'autre et la perception que nous en
avons jouent un rôle déterminant dans nos comportements quotidiens. La question
qui formulée ainsi semble d’une extrême banalité, tant il fait écho au sens
commun le plus élémentaire, a été au centre des grandes interrogations qui ont
présidé aux fondations même des sciences humaines. Comment les sociétés
fonctionnent-elles, sur quoi se fonde la relation sociale, quels sont les
mécanismes qui expliquent le lien social ? Sociologues et anthropologues, notamment français comme E.Durkheim et
M.Mauss, de manière radicalement différente, mais aussi allemands, comme
M.Weber G.Simmel, ont élaboré des théories sur ce fait universel, au-delà des
particularismes qui s’expriment dans les croyances, représentations et
pratiques des différentes cultures.
Mais voilà que la recherche scientifique vient
apporter un éclairage biologique sur ce phénomène, par l’étude du cerveau,
grâce à un rapport publié dans la revue Science le 27 juillet, par deux
chercheurs allemands, Manfred Milinski et Bettina Rockenbach, qui identifient
très précisément ce qu’on pourrait appeler le siège du regard social.
Il s’agit du sillon temporal supérieur, dont
l'imagerie cérébrale montre qu’il reconnaît en quelque sorte le regard de
l’autre dans une situation de communication sociale. Bien plus, les images
montrent que cette zone du cerveau réagit par la seule présence des yeux, même
lorsque le reste du visage est caché.
En fait, la contribution de ces chercheurs va bien
au-delà, puisqu’elle révèle que la personne qui se sait observée est amenée à
se montrer plus altruiste. Extraordinaire découverte qui apporte une touche
biologique à l’une des théories sociologiques les plus fascinantes : la
théorie du don de Marcel Mauss.
Les auteurs de cette étude sont même allés jusqu’à
expérimenter l’activité du cerveau dans un jeu relationnel qui rappelle ce
célèbre passage d’Edgar Poe sur la supériorité intellectuelle du joueur de
dames sur le joueur de l’échec.
Je ne résiste pas au plaisir de citer ce passage
célèbre où le poète américain écrit, dans l’introduction de son « Double
assassinat dans la rue Morgue », paru en 1841, et traduit en français
entre autres par Baudelaire, après avoir décrit le jeu d’échecs comme un jeu
futile qui n’exige que de l’attention, jeu dont la complexité est considérée à
tort comme de la profondeur :
« Supposons un jeu de dames où la totalité des
pièces soit réduite à quatre dames, et où naturellement il n'y ait pas
lieu de s'attendre à des étourderies. Il est évident qu'ici la victoire ne peut
être décidée, - les deux parties étant absolument égales - que par une
tactique habile, résultats de quelque puissant effort de l'intellect. Privé de
ressources ordinaires, l'analyste entre dans l'esprit de son adversaire,
s'identifie avec lui, et souvent découvre d'un seul coup d'oeil l'unique moyen
- un moyen quelquefois absurdement simple - de l'attirer dans une faute ou de
le précipiter dans un faux calcul ».
Il en est de même dans cet autre jeu de la vie qu’est
le jeu social. Comment être sûr que l’observé, se sachant observé, ne joue pas
les altruistes, juste pour se mettre en valeur ? Et si l’observé, se
sachant observé, ne faisait que donner le change en cachant qu’il sait qu’il
est observé ? Mais qu’importe, finissent par conclure les auteurs, puisque
le résultat escompté, à savoir l’altruisme et le désintéressement, est le
même ?
En effet, qu’importe. Dans sa théorie du don, Mauss
avait déjà à sa manière, répondu à ce type d’objections en affirmant qu’il n’y
a pas d’altruisme en l’absence de la relation sociale, que le don, qui
présuppose deux parties, est au fondement de celle-ci. En reformulant les
choses dans les termes de cette étude, on dira que le regard n’est que la
manifestation physique de l’autre, de celui qui reçoit et qui est lui-même un
autre donateur. Car l’observateur est aussi par ailleurs un observé, de la même
manière que l’observé peut être à son tour un observateur.
La relation sociale entre observateur et observé,
donateur et récipiendaire, engage en fait une triple obligation : celle de
donner, de recevoir et de rendre, dans le cadre de ce que Mauss appelle la
prestation totale, car le don ne se réduit pas à un troc de nature économique
ni même au don d’un bien matériel, il inclut toutes sortes d’échanges comme les
politesses, la fête, les femmes, et parfois des groupes entiers.
Il en est ainsi du potlatch, mot chinook qui signifie
donner, pour désigner une cérémonie pratiquée par des peuples autochtones
d’Amérique du Nord-Ouest, durant laquelle des groupes échangent les richesses
dans une sorte d’affrontement des chefs, qui peut aller jusqu’à la destruction pure et simple des
biens.
Qu’importe dans ce cas l’intérêt économique, le
calcul de l’observé qui se sait observé, puisque c’est cela même qui constitue
le principe du don ? N’est-ce pas ce à quoi les familles dans nos sociétés
du Maghreb, et au-delà, se livrent, dans les fêtes somptueuses qu’elles
organisent à l’occasion d’un mariage ? Toutes ces agapes, ces orgies de fleurs,
de pâtisseries, de cadeaux échangés, d’obligations de donner et de rendre, ne
sont qu’une forme de potlatch destiné à entretenir une forme de relation
sociale fondée sur le don ostentatoire, la rivalité et le mimétisme.
Etre le premier, le plus beau, le plus chanceux,
le plus fort et le plus riche, voilà ce que l’on cherche, disait M.Mauss.
Mais comme tout phénomène social, le regard de
l’autre est ambivalent. De même qu’il pousse à consommer, à montrer, il peut aussi
pousser à cacher, à tromper. Tel le mauvais œil, cette déclinaison négative de
la relation qui instaure la peur et la défiance. Le mauvais œil est en quelque
sorte le pendant néfaste, par opposition au faste du don qui se montre. Il est
comme un trompe-l’œil qui oblige à
soustraire au regard les biens matériels et symboliques personnels.
Et comme il
annule le don, c’est toute la relation qui s’en trouve anéantie.
Leïla Babès, le 01-08-2007